Spécialiste en médecine physique et réadaptation pendant plus de trente ans, Chafika Berber prend sa retraite et rejoint le monde de l’écriture. Depuis toujours elle est passionnée par l’instant où l’auteur s’isole et raconte sa propre vision. Puisse-elle être vraie ou fausse, cela n’a nulle importance. L’important c’est de laisser une trace aux générations à venir. Après avoir écrit Une soirée au hammam (2021), Chafika Berber publie Le café des proscrits. C’est autour de ce roman qu’est développée l’idée de l’interview.

L’initiative : Comment t’est venue l’idée d’écrire sur les proscrits ?

Chafika Berber : Le titre s’est imposé de lui-même. Le café des proscrits : proscrire, exclure, refouler, condamner, bannir, expulser, ostraciser….que de synonymes qui accompagnent l’exilé, le migrant quand il n’a pas disparu, avalé par les flots et devenu alors un simple numéro.

Et comment l’ignorer quand il occupe une large partie de l’information à travers les médias, les réseaux sociaux et alimente les discussions les plus banales.

Au-delà de toutes ses considérations malheureuses, l’idée s’est transformée en une espèce de besoin impérieux, une nécessité née de ma propre réalité d’exilée. Un mot plus fort que tout a déclenché l’écriture, un mot qui semble avoir perdu sa définition originelle : Intégration.

Entendre régulièrement que je suis bien « intégrée » en raison de ma couleur de peau, de ma tenue vestimentaire ou d’un vocabulaire relativement fourni et donc proche d’un modèle occidental a fini par me heurter. C’est ainsi que l’idée d’un exilé qui perd son ombre à trop vouloir s’intégrer en extirpant la plus petite parcelle de son histoire, de sa culture et de sa langue, a germé. Le reste a suivi.

L’exil est vécu différemment par tous les personnages. Peux-tu expliquer le choix de cette diversité ?

Si l’exil est le point commun de tous ces personnages, le vécu ne peut être identique compte tenu non seulement des origines diverses de chacun mais également de leur existence antérieure.

On m’a reproché de ne pas avoir mis en avant les problèmes rencontrés lors de leur arrivée en France et délaissé ainsi une approche plus sensible voir plus « sociologique » de leur quotidien avec ce qu’on imagine de tracas administratifs, d’humiliations, d’espoirs contrariés…J’ai préféré imaginer une tranche de vie dans leur pays d’origine, un couple amoureux, une grand-mère protectrice, une adolescente aux espoirs insensés…Et les chemins multiples qui les emportent vers l’inconnu, une mer en furie, un bus, un rapt sinistre quand l’histoire s’accélère. Ces instantanés qui se déroulent tout le long des récits de chaque personnage sont une invitation à cerner en partie leur destin à venir.

Passé et présent conditionnent la capacité à transcender la souffrance physique et morale, l’humiliation et la honte. Quelle résilience quand on ne se soucie que d’intégration ? 

Le café qui s’avère rassembler est un lieu où J.B, le propriétaire écoute ses clients. Ils le renvoient vers ses propres blessures. Penses-tu que c’est le lieu qui conditionne les rencontres ?

Dans ce roman, l’accent est mis sur un café qui évolue au fil du temps et de l’histoire. Il est plus qu’un lieu de rencontre, car il se crée au décours d’un premier exil, celui des bougnats. Il fait corps avec le premier déraciné quand la misère pousse les paysans à tout abandonner, un auvergnat et sa famille qu’on surnommera bientôt le bougnat. Plus tard on connaitra le bougnoul, le rital, le mamadou, l’espingouin, des termes peu affectueux qui naissaient après chaque vague migratoire. Et ce café va s’imprégner des mouvements successifs de ces populations diverses venus de terres plus ou moins lointaines.

Je pense que cet exemple illustre assez bien l’importance d’un lieu pour des rencontres à priori improbables. Rencontres signifie échanges, partage, collusion et altérité et dans un lieu quel qu’il soit, plus qu’un espace, une espèce de temps suspendu. Et cet espace-temps, s’il ne conditionne pas automatiquement des rencontres, les autorise certainement.

Une grande nostalgie est perceptible dans le roman. Peux-tu expliquer son apport quant au roman ?

Qui mieux qu’un exilé peut écrire l’exil ? Plus qu’une simple nostalgie, un exutoire pour une expérience douloureuse.

En effet, mon départ d’Algérie pendant la décennie noire est une des pierres angulaires à l’origine de ce roman. Pas seulement…Mes parents quittent l’Algérie au milieu des années cinquante pour s’installer en France puis retournent au pays au milieu des années soixante…Des enfants devenus adolescents, des adolescents devenus adultes, une implosion familiale et une instabilité inévitable qui catapultera les uns et les autres dans des allers retours sans fin, des ports d’attache impossibles et deux cultures qui s’affrontent dans l’amour et la haine. Un exil presque séculaire dans ma famille, une histoire aux accents parfois douloureux, aux conséquences heureuses ou malheureuses.

C’est aussi l’histoire des couples qui se désagrègent quand le socle familial et culturel fait défaut, le récit véridique rapporté par des personnes rencontrées par des proches (mon dos se souvient d’un massage aux accents surnaturels), une violoniste qui a pris racine dans une station de métro dont j’ai suivi malgré moi les grincements douloureux d’un archet malmenant les cordes de son instrument…Il fallait bien lui inventer une histoire. Il y a quelques années j’ai été amenée à prendre en charge une jeune femme d’origine Syrienne, épouse d’un collègue et qui avait subi une castration. Un corps parfait transformé par la maladie et la douleur. Son regard que j’avais connu vif et lumineux s’était éteint et loin de sa famille, cette belle jeune femme était devenue presque mutique…Nostalgie et télescopages probablement conscients d’âmes en exil. 

À la lecture, on constate une documentation en rapport avec le sujet dominant. Peux-tu donner plus de détails en orientant le lecteur vers l’aspect historique de cette narration ?

Si le déclic à l’origine de ce roman était un mot, une expression galvaudée et déformée par le temps et ses intempéries, j’ai choisi d’ouvrir ce récit sur une période particulière, celle de l’industrialisation à l’origine de migrations internes depuis les zones rurales vers les centres industriels. Un exil à l’intérieur même des frontières en prenant l’exemple des bougnats, ces auvergnats frappés de discrimination et accusés de tous les maux dont l’ascension sociale était une preuve irréfutable d’une belle intégration. Les plus belles brasseries parisiennes sont le résultat d’un travail acharné, courageux de ces hommes et de ses femmes déracinés, séparés de leur terre et de leur ferme. Et pour autant, Ils ont conservé leur histoire, leur âme et leur mémoire. Et puis ce café, situé volontairement dans un quartier populaire va devenir un véritable refuge pour les exilés à venir. J’ai tenté de choisir des personnages en fonction des contextes historiques bien connus à l’origine des mouvements migratoires. Conflits armés, intégrisme, pauvreté, famine ; Myriam fuit la décennie noire en Algérie entre les années quatre-vingt-dix et les années deux mille. Wally traverse une mer déchainée pour une vie meilleure. Il laisse derrière lui une terre aride et des tombes. Wahid quitte sa ville adorée Damas qui l’a trahi et enseveli ses amours et ses rêves sous les bombes des fous de Dieu et des manigances géopolitiques. Je pointe également l’esclavage des temps modernes à travers un personnage plein de douceur, Jay le philippin. Parmi ces parcours, j’ai tenu à aborder un sujet difficile, celui de la traite des blanches qui fait partie du crime organisé en particulier dans les pays de l’Est, le miroir des alouettes qui provoque la chute ultime. 

Propos recueillis par Lamia Bereksi Meddahi

By Lamia Bereksi Meddahi

Lamia Bereksi Meddahi est l’auteure de la première thèse de doctorat sur le dramaturge algérien Abdelkader Alloula. Elle a publié La famille disséminée, Ed/marsa, 2008, une pièce de théâtre Dialogues de sourds, Ed/L’harmattan, 2014. Elle enseigne à l’université Paris XII et se consacre à la littérature maghrébine ainsi que le théâtre dans le monde arabe. Depuis 2014, Lamia est membre de l’équipe éditoriale au journal L'initiative.

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