Le 17 avril 1872, Lady Emily Keene, une jeune femme issue de l’aristocratie protestante anglaise et avide de voyages, débarque à Tanger sans aucune connaissance sur le Maroc. Elle a 24 ans et est très rapidement embauchée comme gouvernante et éducatrice chez la puissante famille des Perdicaris.
Ion Perdicaris était le fils du consul américain en Grèce et héritier d’une fortune colossale amassée par sa famille dans l’industrie énergétique via la société Trenton Light Company établie dans le New Jersey. Perdicaris construit un petit château avec une vue imprenable sur le Détroit de Gibraltar et l’Océan sur une propriété de 65 hectares au cœur de la forêt Rmilate à 4 km de Tanger. Ce petit coin de paradis qu’il appelait amoureusement « Le lieu des rossignols » servira à des fêtes, des galas et des négociations diplomatiques dans un moment trouble et sombre de l’histoire du Maroc qui devait faire face aux appétits coloniaux de plusieurs puissances mondiales à la fois.
Lors d’une réception chez les Perdicaris, Haj Abdesslam Ben Larbi s’éprend de la jeune Emily. Connu sous le nom de Chérif Ouazzani, cet homme vif, intelligent et puissant était le chef de l’une des plus grandes et importantes zaouia marocaines. Une zaouia est à la base un édifice religieux musulman qui constitue le centre autour duquel se structure une confrérie soufie. Les zaouia se développent souvent autour d’un chérif ou saint, descendant du prophète.
Malgré l’opposition de leurs familles respectives, le mariage a lieu le 17 janvier 1873, un mariage auquel Emily imposera un certain nombre de conditions consignées dans son contrat de mariage. Parmi ces conditions, que le Chérif ne prenne pas une autre épouse, qu’elle puisse pratiquer le culte de sa religion, qu’elle puisse sortir librement et qu’après sa mort elle soit enterrée dans son pays natal. Toutes les clauses seront respectées sauf la dernière, puisque Emily exprimera avant sa mort un vœu d’amour et de fidélité à son pays adoptif et ainsi de se faire inhumer dans une terre marocaine.
Elle raconte dans son journal qu’un jour son père prépare un bateau et l’invite à l’une des nombreuses églises de Tanger pour lui proposer de s’enfuir avec lui et de regagner Londres. Emily refuse le plan, puisqu’elle est heureuse au Maroc.
« Je crains de ne pouvoir m’accoutumer à des villes comme Paris, ou même Londres. Je suis toujours heureuse de retourner dans mon pays d’adoption, bien que cela fasse s’exclamer mes amis que j’étais devenue très maure. Je ne peux être d’accord, car ma vie, ou plutôt mon mode de vie, a toujours été européen, et mon sens du devoir envers ceux qui mettent tellement de confiance en moi m’oblige à rester aussi longtemps que je le peux. »
Soutenue par son mari, elle va mener plusieurs combats dans les sphères sociales et spirituelles. Elle organise des campagnes de vaccination, des actions pour l’amélioration de l’hygiène ou l’éducation. Grâce à son charisme et sa volonté, elle exerce son influence auprès des femmes pour les convaincre des réformes utiles au pays.
Vu le succès de son œuvre, elle a du affronter la forte demande de soins par la formation d’aides soignantes. Elle transforme une partie de la maison familiale en centre hospitalier pour nécessiteux, qui devient Dar Dmana (la maison sociale). Elle s’investit corps et âme dans ce projet et elle s’honore de nombreuses visites, aussi bien des monarques européens que des diplomates du monde entier curieux de voir son projet.
Elle en est fière que les Marocains ne voient plus dans les Européens seulement des colons et des envahisseurs. Elle l’exprime dans son journal intime avec une certaine ironie « ils sont maintenant convaincus que les missionnaires sont tout à fait capables de faire les même bons offices que les saints, moins la baraka*».
Plus tard, elle donne naissance à deux garçons. En tant que mère elle va œuvrer de plus en plus auprès des jeunes mères à qui elle prodigue des conseils sur l’alimentation des nourrissons. Grâce à son immense influence, la commercialisation et l’usage des biberons se répand même dans les villages les plus enfouis des montagnes du Rif. La mortalité infantile diminue considérablement. La jeune Emily a gagné le cœur des Marocains, désormais elle leur appartient.
Chérif Ouazzani supporte de moins en moins les pressions des puissances coloniales. Emily sens que son époux lui échappe, il ignore ses conseils. Elle note à demi-mot dans son journal que c’est à cause des Français qui ont réussis à le soudoyer, elle leur en veut clairement. Mais son époux se sent de plus en plus mal, il a peur pour sa vie, il frôle la paranoïa et éventuellement tombe dans les bras d’une jeune juive marocaine, ce qui les mène au divorce. Chérif Ouazzani décède en 1891.
Emily Keene tire de son journal intime une autobiographie intitulée My Life Story, publiée à Londres en 1912. Ce livre constitue un témoignage clé d’une Européenne qui a connu le Maroc précolonial de l’intérieur, la condition des femmes, les craintes des Marocains face aux guerres qui s’annonçaient.
Emily Keene sera nommée officier du Ouissam Alaouite et promue officier de la Légion d’honneur pour ses services sous le règne de Sidi Mohamed Ben Abderahman et sous celui de Moulay Hassan 1er. Elle a aussi été décorée en dehors du Maroc de la Cruz d’Isabel la Católica en Espagne, de la Grande Croix de la Légion d’honneur en France et de la Grande Croix du Ouissam Al Iftikhar du Bey de Tunisie. Elle est décédée en 1941 et elle repose à Dar Dmana. Les Tangérois veillent jalousement sur sa tombe.