Après des études universitaires en littérature anglaise à l’université à l’ENS d’Alger et un court passage dans une société algérienne de pétrole, Samia Kriens Chabane a préféré continuer sa carrière dans des société américaines puis européennes de pétrole et de gaz. Après avoir vécu aux Pays-Bas et en Belgique, elle s’est installée en France où elle a élevé ses trois enfants en travaillant dans une grande entreprise française.

Cette vie riche tant sur le plan professionnel qu’humain a donné naissance à ce récit autobiographique dans lequel le moi tantôt se met en lumière et tantôt il reste en retrait pour laisser place à des faits qui ne demandent qu’à être connus. Samia Kriens Chabane a eu l’amabilité de répondre à nos interrogations.

Ce qui est répandu dans ce récit autobiographique Récits d’Alger et…d’ailleurs, c’est l’idée de la société patriarcale. Pouvez-vous expliquer les raisons de ce choix ?

Ce n’est pas qu’une idée mais une réalité que nous avons vécu dans notre chair. Nous sommes nées dans une prison à ciel ouvert où tous les faits et gestes de la petite fille, l’adolescente, la femme sont scrutés par tous les membres de la famille et de la société en générale (des lois ont été faites dans ce sens : le code de la famille), souvent avec la complicité des mères, belles-mères qui y jouent un rôle décisif pour reproduire le schéma de la femme soumise à cette société patriarcale garante de l’ « honneur » de toute la famille.

Une concomitance régulière se fait entre la période de la colonisation et celle de la décennie noire. En quoi ces événements historiques peuvent-ils se ressembler ?

Dans les deux cas, c’est une guerre contre une population innocente. La première, la guerre de libération, avait un ennemi bien identifié. Le peuple algérien a lutté pour se débarrasser de son colonisateur et recouvrer sa liberté et sa dignité. Dans la deuxième, l’ennemi était parmi nous, de notre sang et de notre culture. Les gens étaient encore plus terrorisés par cet inceste génocidaire dirigé contre une population dans le seul but de la neutraliser en la terrorisant, ce qu’ils ont réussi à faire par la sauvagerie de massacres incessants. L’Islam a été le prétexte de cette terreur comme si la population algérienne n’était pas en majorité musulmane.

Dans les deux cas, c’est le peuple qu’on opprime et l’avenir des Algériens qu’on supprime à travers l’assassinat ou la fuite de ses intellectuels, la clochardisation du système éducatif, de santé, de son économie à travers les sangsues du trabendisme et de l’«import-import ».

Dans les deux guerres, l’absence d’égalité, de justice dans tous les domaines : politique, éducatif, social, ont été des marqueurs qui infériorisent et nient les droits de tout un peuple, ceux des femmes en premier.

À la page 26, vous écrivez : « (…) Dès l’annonce de l’indépendance le 5 juillet 1962, l’euphorie s’empara de tout le pays. Les fêtes, les youyous, les drapeaux, les klaxons, bref le bonheur habita tous les cœurs et toutes les têtes des Algériens qui pensaient naïvement avoir enfin leur liberté et surtout leur dignité ». En quoi se résume cette naïveté ?

La soif d’indépendance qui habitait l’esprit de chaque Algérienne et Algérien fut concrétisée le 19 mars 1962 par un cessez-le-feu et le 5 juillet 1962 par la promulgation de l’indépendance de l’Algérie mais pas des Algériens. Une immense joie s’était alors emparée de tous les Algériens les projetant vers des lendemains forcément meilleurs puisque le colonisateur, source de leurs malheurs avait été vaincu par le courage de millions de femmes et d’hommes qui après tant de sacrifices ne désiraient qu’une chose : vivre dans leur pays, y travailler et récolter les fruits de leur travail. Malheureusement, dès le début, les dès étaient politiquement pipés mais c’est un autre sujet.

Nous commencions à déchanter devant les premières injustices et exactions contre des innocents pour des raison diverses : vengeance, cupidité, jalousie, instincts primaires, etc. La France n’avait pas permis aux Algériens de fréquenter les écoles et les universités pour se préparer à construire une indépendance digne de la lutte que des centaines de milliers de personnes ont mené et un million et demi de martyrs dont mon père, pour se débarrasser du joug de l’ignorance et de l’injustice colonial. Sans oublier que nombre de ceux qui avaient une vision constructive et progressiste de l’Algérie tel que Abane Ramdane et bien d’autres ont été assassinés par leurs « frères de lutte ».

Des bandes d’opportunistes souvent incultes ont pris les commandes des administrations parce qu’ils étaient là au bon moment : on les a appelés les soldats du 19 mars car ils sont apparus vêtus de tenues militaires et armés dès l’annonce du cessez-le-feu. Ils avaient à peine ou pas du tout pris part à la guerre ! C’est ceux-là que j’ai devant les yeux à ce moment-là et je n’oublierai jamais leur arrogance, leurs exactions, leur hogra et leur mépris de nous, le peuple et de tous les vrais patriotes qui voulaient leur faire barrage dont mon grand-père, pour éviter la gabégie qui s’en est suivie.

Vous écrivez à la page 50 : « (…) Erragued …C’est vrai que cette histoire est peu connue, peu écrite. Elle est souvent le produit de l’oralité, de la passation, générationnelle. Maissa Bey en a parlé dans un de ses livres ainsi que la sociologue Feriel Lalami qui a traité ce phénomène du point de vue du droit pratiqué avant le code de la famille qui a limité la grossesse à 10 mois ». Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ?

Ce fait de société est malheureusement peu connu alors qu’il a permis de sauver la vie de milliers de femme victimes des viols intra-familiaux. En effet, quand la femme se retrouvait enceinte en l’absence de son mari émigré, en prison ou au maquis elle aurait été discrètement assassinée pour sauver l’honneur de la famille, de la tribu alors que l’auteur du viol était tout simplement « oublié ». Pour sauver cet honneur (décidément c’est toujours les femmes qui portent l’honneur de la tribu !), on parlait de réveiller le fœtus fécondé par le mari alors présent afin de continuer le processus de la grossesse !

Bien qu’elle travaille et s’assume entièrement pensez-vous que la femme dans la société arabe continue à souffrir en silence ?

Je ne veux pas parler de la société arabe mais de la société algérienne aussi bien en Algérie qu’en France dans les familles immigrées. Peut-être que d’autres sociétés s’y reconnaitront. La fille puis la femme a toujours porté le poids de la responsabilité vis-à-vis de toute la famille. Très jeune on l’a éduquée pour servir les mâles de la famille : le père, les frères en participant aux tâches ménagères en aidant sa mère. Parallèlement elle a étudié et a réussi souvent mieux que ses frères car elle voulait se débarrasser de ce joug à travers une autonomie financière. Même arrivée à ce stade, une partie de son salaire était destinée à améliorer le niveau de vie de sa famille.

Aucune fatalité à ce phénomène sinon la reproduction d’une éducation où les garçons sont élevés dans du coton, reconnus et admirés dès leur naissance. Heureusement que les nouvelles mères envisagent autrement l’éduction de leurs enfants. Et cela fait du bien à l’humanité !

Propos recueillis par Lamia Bereksi Meddahi

By Lamia Bereksi Meddahi

Lamia Bereksi Meddahi est l’auteure de la première thèse de doctorat sur le dramaturge algérien Abdelkader Alloula. Elle a publié La famille disséminée, Ed/marsa, 2008, une pièce de théâtre Dialogues de sourds, Ed/L’harmattan, 2014. Elle enseigne à l’université Paris XII et se consacre à la littérature maghrébine ainsi que le théâtre dans le monde arabe. Depuis 2014, Lamia est membre de l’équipe éditoriale au journal L'initiative.

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