La nouvelle, ce genre littéraire si particulier, on croit le cerner, le circonscrire dans le peu et le détail. Mais il peut se doter de l’infini et ne plus se contenir. Lorsqu’il part de ce peu pour dire le monde à travers des textes qui ne se contentent pas seulement d’imaginer une intrigue et de lui trouver une chute, certes essentielle et fondamentale, mais de l’ouvrir en outre sur d’autres possibilités. Par l’effet qui s’en dégage et l’univers imaginé.

Et c’est le cas de ce brillant recueil de nouvelles « Miroirs[1] » du Marocain Said Radouani, avec ses douze textes d’une facture littéraire toute particulière. C’est du pur fantastique doublé d’un réalisme qui l’alimente et s’y noie. Voyons voir.

D’abord, les personnages, hommes et femmes, sont atypiques tout en étant à priori ternes et insignifiants physiquement. Ils ne sont sûrs de rien, ils voguent au-dessus de tout et en même temps nagent en dessous, dans un va-et-vient incessant. Ils ne s’effacent que pour ressusciter différemment ou à l’identique, c’est selon le bon vouloir des situations où ils se mettent. De plein gré ou poussés par une impérieuse main. On lit dans la page 15 ceci : « Il m’a vu écrire son histoire. Il t’a vu la lire. Il m’a vu te regarder la lire. Il t’a vu me voir te regarder la lire ». La main, c’est sûr, est celle de l’auteur qui se délecte de les triturer pour qu’ils signifient plus que ce qui est logiquement prévu. Car il s’agit là de se conformer au bon vouloir d’une progression d’événements toute tracée.

La construction de chaque texte obéit à sa propre progression qu’il crée au fur et à mesure. Elle est tantôt cyclique, tantôt circulaire, sans jamais aboutir à un ultime point où tout devrait finir. Et pourtant, chaque texte a une unité qui le clôt, mais disons, sans le fermer comme il est cité ci-haut. C’est, on le devine, le propre de ce qui est rêve, fantasme, songe d’éveil, flash-back… D’ailleurs, la première nouvelle du livre porte ce titre fort évocateur : « Les miroirs des songes », comme pour préparer le lecteur à pénétrer dans ce monde des similitudes et des différences qui sortent de l’ordinaire. Pourtant avec une clarté qui plaît.

Toutes les nouvelles prennent pour point de départ une situation où le réel des gestes est doublé d’une réalité venue d’un ailleurs qui la fertilise d’événements étranges, merveilleux ou inhabituels. Du coup, les dimensions spatio-temporelles changent et deviennent flexibles à souhait. L’espace se multiplie et le temps se trouve fluctuant entre le passé, le présent et le futur. On prend pour exemple la nouvelle qui a pour titre « Va-et-vient », et on lit à la page 17 : «…supposition me mène à une sorte d’hallucination ; dans l’autocar, je crois qu’en vérité je suis assis à ma place habituelle au café, m’imaginant voyager dans un autocar où je m’imagine à ma place habituelle, m’imaginant dans l’autocar… et ainsi de suite, sans fin, d’une manière qui provoque le vertige… »

Le vertige, voilà le mot qui résume excellemment l’univers narratif du recueil. Un vertige senti à travers des miroirs. Miroirs effectifs, de l’imagination ou de l’écriture. Tout ce qui possède la faculté de refléter le monde et l’être dans le monde. « Il resta ahuri à les fixer comme s’il était en train de voir sans réellement voir, alors que dans son esprit un autre film était en train de revenir en arrière, en accéléré, et s’est arrêté sur un moment précis », page 65. On le sait, les miroirs accroissent le monde, mais s’en emparer et les investir par l’écriture, permet de dénicher les vérités des choses et des hommes, ce qui est tu et cet invisible qui n’est en fait qu’un écho à saisir : «…de créer pour l’image des images, comme pour l’écho des échos qui ne s’arrêtent que pour résonner derechef. » Comme l’a si bien signalé le grand nouvelliste Ahmed Bouzfour dans sa préface.

Où peut-on le saisir ? Pour y répondre, Said Radouani tisse des rapports entre l’homme et les chiens dont il est beaucoup question dans le recueil, entre l’homme et son fils/son père, entre l’homme et son enfance, entre l’homme et la/sa femme. Et ce, via des relations très conflictuelles où le petit détail fait la différence : un fusil, un voyage, un sentiment fortuit, une parole lancée, une vision soudaine…

En fait, il s’agit de la thématique borgésienne du double fonctionnalisée en profondeur, reprise dans l’horizontalité des relations non-apparentes comme dans la verticalité des dictats imprévisibles. C’est un bonheur de la découverte de soi par la magie de la langue inventive.

M’barek Housni

[1] « Miroirs », traduit de l’arabe par Jamal Khairi, Éditions du Panthéon, Paris, juillet 2019

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