Déclaration liminaire de M. Ali Benflis, Président de Talaie El Hourriyet, à la Conférence de Presse tenue le 6 Décembre 2016.

Alger, le 6 Décembre 2016

Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation et je vous souhaite la bienvenue à cette rencontre. Je suis toujours heureux de vous rencontrer et  de partager avec vous régulièrement les réflexions qu’inspirent les développements politiques, économiques et sociaux que connait notre pays.

 

Nos rencontres se suivent et les conditions dans lesquelles elles interviennent se ressemblent. Comme le rapportent quotidiennement les médias auxquels vous appartenez, notre pays fait toujours face à une impasse politique qui s’amplifie, à une crise économique grave qui demeure sans réponse sérieuse, crédible et convaincante et à une dangereuse montée des tensions sociales dont nul ne peut prédire aujourd’hui les conséquences.

Croyez-moi, lorsque nous établissons ces constats nous le faisons avec beaucoup d’amertume, avec beaucoup de regrets et avec beaucoup d’appréhension pour le devenir de notre pays.

Lorsque nous établissons ces constats, nous ne faisons que nous acquitter d’un devoir de vérité envers nos concitoyennes et nos concitoyens ; c’est là une responsabilité qui pèse sur nous et nous entendons l’assumer avec honnêteté, avec objectivité et avec la rigueur qui se doit.

Et lorsque nous établissons ces mêmes constats nous ne disons jamais que la situation de notre pays  est désespérée ou qu’elle est sans issue ou que son redressement est au dessus de nos forces.

Lorsque nous tenons ce langage de vérité  certains nous reprochent de verser dans l’alarmisme et d’investir dans la peur. Ce reproche ne mérite pas plus que trois questions toutes simples pour montrer combien il est déplacé.

Première question : ou est la source véritable des inquiétudes et des angoisses de nos concitoyennes et de nos concitoyens ? Est-elle vraiment dans le contenu de nos discours et n’est elle pas plutôt dans la réalité de leur quotidien ? 

Deuxième question : les crises politique, économique et sociale dont nous parlons ont-elles besoin d’être décrites à nos concitoyennes et à nos concitoyens, eux qui ont directement sous leurs yeux les effets et les conséquences que ces crises laissent apparaitre jour après jours ?

Troisième question : Qu’est-il attendu de nous ? Que nous commettions un parjure ou un faux- témoignage en soutenant que le pays va très bien alors qu’il est au plus mal ? Et même dans cette hypothèse très improbable pour nous, qui de nos concitoyennes et de nos concitoyens accorderaient le moindre crédit à des dires aussi contraires à la réalité et à leur vécu ? L’irrespect envers nos concitoyennes et nos concitoyens est-il arrivé au point de douter de leur maturité et de leur capacité de penser pour eux-mêmes et de constater par eux-mêmes que la situation du pays ne tranquillise personne et qu’elle contient tous les ingrédients d’un saut vers l’inconnu qui peut se produire à tout moment, à Dieu ne plaise ?

Nous témoignons en notre âme et conscience que notre pays est face à une impasse politique parce que cette impasse politique existe et qu’elle n’est nullement le fruit de notre imagination. Qui d’entre nous ne voit pas que le pays n’est plus géré, qu’il n’y a plus de vision de son devenir, qu’il n’y a plus de projet national qui le rassemble et qu’il n’y a pas de perspectives qui lui sont ouvertes ?

Le véritable défi politique du moment est là, il n’est pas ailleurs. Et à défaut de nous rassembler pour le relever que nous propose-t-on ? On nous propose la tenue d’élections qui porteront comme d’habitude la marque infamante de la tricherie politique et de la fraude électorale. Cela est connu de tous et si nous avions encore quelques illusions, les deux lois organiques sur le régime électoral et sur l’instance de surveillance des élections sont venues les effacer définitivement de nos esprits. En effet, ces deux lois n’ont rien fait d’autre que de venir aménager deux pépinières luxuriantes pour la poursuite de la tricherie politique et de la fraude électorale.

Dans de telles conditions, quel bien pour le pays peut-on attendre d’un recours aux urnes d’où sortira non pas la volonté irrécusable du peuple mais seulement la volonté de la machine politico- administrative qui se sera substituée à elle de manière arbitraire, de manière frauduleuse et en violation des règles les plus élémentaires de l’éthique politique.

Dans notre système politique les élections n’ont au fond qu’une raison d’être : celle d’actualiser périodiquement la distribution par l’appareil politico- administratif des  quotas électoraux entre les forces politiques participantes en fonction de leur docilité ou de leur indocilité. Il ne faut attendre des élections telles qu’elles se déroulent dans notre pays rien de plus et rien de moins.

Le régime politique en place tiendra les élections qu’il veut, dans les conditions qu’il veut et selon les règles faussées qu’il a lui-même imposées unilatéralement et arbitrairement.

Mais au lendemain de ces élections qu’y aura-t-il de bien nouveau et qu’y aura-t-il de bien profitable pour le pays ? La désaffection de nos concitoyennes et de nos concitoyens à l’égard de la politique n’en sera que plus grande. Aux présentes institutions illégitimes et non représentatives succéderont d’autres institutions aussi illégitimes et non représentatives. A des institutions auxquelles nos concitoyennes et nos concitoyens n’accordent ni crédit, ni confiance succèderont d’autres institutions auxquelles il n’accordera toujours pas de crédit ou de confiance. Le régime politique en place aura gagné un répit. Il aura réussi, une fois encore à différer l’heure du changement que le pays attend.

Et au moment d’établir le bilan de cette opération électorale sans enjeu et sans surprise nous constaterons, au mieux, que l’impasse politique persiste et, plus probablement, qu’elle a entrainé un surcroît de dégradation dans la situation actuelle du pays.

Or aussi longtemps que persistera cette impasse politique, il serait vain et illusoire d’attendre que se produise le miracle et que se règlent comme par enchantement, les crises économique et sociale auxquelles le pays fait face.

Si la crise économique que nous connaissons tarde à être prise en charge comme elle devrait l’être c’est-à-dire de manière sérieuse, effective et performante ce n’est pas parce que cette crise est d’une complexité inouïe, ou qu’elle est insurmontable ou qu’elle n’a pas de solutions connues et praticables.  

Cette crise n’est pas d’une complexité inouïe car elle est tout simplement la crise de l’Etat patrimonial, clientéliste et rentier. Cette crise n’est pas insurmontable car même à l’heure où je vous parle, le pays a toutes les capacités, toutes les ressources et tous les moyens pour la surmonter à la condition nécessaire et suffisante qu’il dispose d’une gouvernance ayant la légitimité, le courage et la volonté politique pour mobiliser ces capacités, ces ressources et ces moyens. Cette crise a des solutions connues et praticables et celles-ci consistent en l’accompagnement de l’indispensable  rationalisation de la dépense publique  par les non moins indispensables réformes structurelles destinées à corriger les profonds disfonctionnement de l’économie nationale. Sans ces réformes structurelles notre pays connaitra seulement la rigueur et l’austérité mais ne gagnera pas la contrepartie de ces sacrifices qui devra être une économie en parfait état de marche.

Or ce qui tient lieu de stratégie économique pour les pouvoirs publics, jusqu’à l’heure actuelle, c’est de parer au plus pressé et au plus pressant, c’est-à-dire sauver le budget de fonctionnement –et lui seul- et non sauver l’économie nationale dans son ensemble en lui fournissant les bases d’un nouveau départ.

C’est cette approche à courte vue qu’a fait sienne une gouvernance politique qui procède par approximation, par improvisation et par reculade.

Depuis le mois de juin 2014, date du retournement brutal de la conjoncture énergétique mondiale, notre pays a connu trois lois de finances. Quel que soit le degré de mansuétude, de compréhension et de tolérance que vous pouvez avoir dans votre jugement sur ces lois de finances, il vous est impossible d’y déceler une vision, un cap et un plan de sortie de crise cohérent et lisible. En un mot notre pays ne dispose toujours pas d’une stratégie de riposte à la crise économique qui soit digne de ce nom.

Mon jugement personnel peut vous paraitre sévère et je le regrette sincèrement. Mais ce sont les faits, les réalités et les données qui m’imposent de porter un tel jugement.

Je tiens donc à m’en expliquer devant vous.

Avant tout, je tiens à dire que l’on ne peut pas construire une stratégie de sortie de crise sur des contre- vérités. Vous entendez souvent parler de soutien au programme du Président de la République. Ce programme n’existe tout simplement pas actuellement et s’il existe il doit alors relever des secrets d’Etat les mieux gardés. J’ai un conseil amical à vous donner : à la prochaine occasion lorsque l’un de vos interlocuteurs vous entretiendra de son soutien au programme du Président de la République, demandez-lui une copie de ce programme et vous constaterez qu’il sera bien embarrassé de ne pouvoir répondre à votre demande.

Vous avez, aussi, certainement dû entendre parler d’un programme présidentiel quinquennal de développement 2015-2019. L’un des rares Conseils des Ministres tenu en mai 2014 avait décidé l’élaboration d’un tel plan. Les deux dernières lois de finances y font référence. Mais ce plan n’a jamais été élaboré et il n’existe pas. Et s’il a été élaboré et qu’il existe, il doit alors,  lui aussi,  faire partie de ces secrets d’Etat les mieux gardés.

En tout cas j’ai une demande amicale à vous faire: si vous trouvez trace de ce programme présidentiel quinquennal de développement je vous prie de m’en adresser une copie ; je vous en serai bien reconnaissant.

Vous avez, enfin, entendu parler d’un nouveau modèle de croissance économique. Vous en avez entendu parler avec éloquence et profusion mais je doute que vous en ayez trouvé la moindre trace tout comme moi. Voilà donc pour ce qui est des stratégies de sortie de crise dont on parle beaucoup mais qui relèvent de contre-  vérités pures et simples.

A défaut, de vision, de cap et de stratégie, les pouvoirs publics procèdent par expédients et par recours aux solutions faciles dont ils espèrent qu’elles seront peu couteuses politiquement.

Jugez-en.

Il y a le Fonds de Régulation des Recettes qui était censé contenir l’épargne  de cette génération pour les générations à venir et dont les ressources vont connaitre un tarissement prochain.

Il y a les réserves de change qui chutent à raison de plus de 25 milliards de dollars annuellement et qui empruntent, elles aussi, le chemin de l’assèchement  si rien n’est radicalement modifié dans nos politiques publiques.

Il y a la mise en conformité fiscale que nos gouvernants semblent s’employer à faire oublier certainement parce qu’elle n’a pas été d’un grand secours comme ils l’espéraient.

Et il y a, enfin, l’emprunt national annoncé en fanfare avant d’être abandonné dans un silence assourdissant, certainement parce que lui non plus n’as pas exaucé les grands espoirs placés en lui.

Dans le même temps, les pouvoirs publics ont bien tenté deux petites percées sur le front des réformes structurelles. Il s’agit de l’ouverture du capital dans le secteur bancaire et d’une réforme partielle  mal pensée et mal conduite du régime des retraites. Vous savez tous comment ces deux initiatives limitées ont fini. Elles ont donné naissance chez nous à une nouvelle forme de gouvernance que j’appelle personnellement « la gouvernance par reculade ». Cela ne doit étonner personne. Seule une gouvernance légitime pourra conduire les réformes structurelles que l’économie nationale attend. Et seule une gouvernance crédible et jouissant de la confiance de nos concitoyennes et de nos concitoyens pourra les convaincre du caractère vital de ces réformes pour l’économie nationale de manière particulière et pour le développement économique et social du pays d’une manière générale.

Un régime politique qui est dans l’état ou il est, dont tous les efforts sont concentrés sur le gain de temps et pour lequel la seule lutte qui vaille est la lutte pour sa survie n’est pas en mesure de s’investir dans le champ des réformes structurelles car elles dérangeraient le statu quo qu’il s’emploie à maintenir et serait du même coup dangereuses pour son avenir.

Au total, deux années et demi après la survenance de la grave crise économique qui frappe notre pays, le régime politique en place a été dans l’incapacité de le doter d’une stratégie anti- crise cohérente et performante et, en tout et pour tout, il ne lui restait que deux leviers en mains : d’une part la réduction drastique des dépenses d’équipements du pays et d’autre part un matraquage fiscal sans retenue.

Cette démarche est économiquement erronée ; elle est socialement injuste ; elle est politiquement injustifiable et elle est moralement inacceptable. Pourquoi ?

La réduction de moitié du budget d’équipement sur les trois dernières années alors que le budget de fonctionnement de l’Etat a été maintenu quasiment sans changement est déjà en soi une anomalie politique autant qu’une singularité économique. Mais il y a plus grave. La réduction du budget d’équipement dans une telle proportion va porter un coup sévère à l’emploi. Elle va dangereusement gripper la machine du développement économique qu’il sera difficile de faire redémarrer de manière optimale le jour où une conjoncture plus favorable se présentera. Elle va entrainer un ralentissement sensible de l’activité économique et dans de telles conditions, même les rentrées fiscales que les pouvoirs publics espèrent s’en ressentiront.

Quant au matraquage fiscal, ses cibles prioritaires sont toutes désignées : il s’agit des classes moyennes que l’on conduit vers la voie de la paupérisation ; et il s’agit des couches sociales les plus démunies dont l’on accentue le dénuement. Il y a en cela une injustice ; il y a en cela une discrimination ; et il y a en cela, surtout une volonté de faire de la partie la plus vulnérable de la collectivité nationale le bouc émissaire de la crise et lui faire supporter exclusivement les coûts de son traitement.

Ce choix politique, car c’est un choix politique, n’est pas sans dangers. Ses conséquences n’ont pas tardé à se manifester à travers la périlleuse montée des tensions sociales que nous constatons à travers tout le pays.

Je souhaiterai conclure cette déclaration liminaire en soulignant devant vous ce que je considère quant à moi comme essentiel. La crise politique, la crise économique et la crise sociale sont liées de manière indissoluble. L’impasse politique actuelle a pour conséquence de mettre le régime politique en place dans l’incapacité d’apporter le traitement le plus adéquat à la crise économique que le pays traverse. De son côté cette crise économique mal prise en charge alimente la montée des tensions sociales. C’est ce cercle vicieux qu’il convient de rompre et sa rupture sera politique ou ne sera pas. 

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