L’Islam est devenu ces derniers temps un épouvantail utilisé comme repoussoir sans discernement, un fourre-tout pour des interprétations aussi fallacieuses qu’archaïques, un bouc-émissaire des dérives des uns et des extrémismes des autres et une phobie qui attribue aux adeptes de cette religion les desseins les plus diaboliques.
L’émergence fracassante de l’idéologie djihadiste et des groupes armés comme Boko Haram et Daesh (acronyme arabe à consonance péjorative de « l’État islamique »), les actes criminels d’aventuriers solitaires se réclamant de cette religion et les déclarations de certains charlatans autoproclamés imams ont cultivé ces amalgames et amplifié les stigmatisations. D’où la nécessite de quelques clarifications afin de tenter de démystifier, soit peu, ce phénomène djihadiste en se basant sur le contenu même du Coran au nom duquel ils sèment la terreur.
La première évidence est que le djihadisme est une déformation aberrante de la lettre et de l’esprit de la religion musulmane et ceci à travers sa vision réductrice aux antipodes des réelles prescriptions contenues dans le Coran. Ces djihadistes ne sont en fait que des usurpateurs du message coranique. Leurs actes barbares et criminels sont radicalement et foncièrement incompatibles avec les enseignements islamiques.
En réalité, ces djihadistes se ressourcent plutôt dans les enseignements d’Ibn Taymiya, un jurisconsulte du XIIIe siècle, (se permettant même certaines « légèretés » ou « excès” voire des « trahisons » selon certains de ses élèves), et leurs actions ne sont en fait que la mise en application d’une jurisprudence sclérosée volontariste et décontextualisée. En effet, ils se sont imprégnés des idéaux de ce maitre, sans aucun effort de Ijtihad (interprétation) de leur part, pour une relecture de sa jurisprudence, vieille de huit siècles, à la lumière des outils méthodologiques modernes ou la prise en considération du contexte historico-politique et social de son temps, marqué par l’occupation mongole de Damas. D’ailleurs, Ibn Taymiya a pris la tête de la résistance en décrétant le djihad comme une obligation religieuse envers ces envahisseurs au motif qu’ils se sont éloignés de la Charia et suspectant même leur conversion à l’Islam. Et dire que l’histoire ne se répète pas, les djihadistes sunnites considèrent aujourd’hui les régimes chiite de Bagdad et alaouite de Damas comme des apostats mettant aussi en cause leur islamité.
Ce théologien est le plus influent de l’école hanbalite, matrice du courant rigoriste wahhabite de l’Arabie Saoudite, et qui rejette sans conteste toute idée d’innovation et n’admet que l’interprétation littéraliste du texte sacré. Le comble, dans leur aveuglement fanatisé, même cette lecture littérale est ignorée par les djihadistes car ils auraient pu y trouver les preuves de leur égarement, par exemple, en forçant la conversion des non-musulmans. Le Coran consacre clairement la liberté de croyance: « À vous votre religion; à moi ma Religion » (sourate 109/verset 6) et la réitère par un autre verset: « Est-ce à toi (Mohamed, non Mahomet) de contraindre les gens à devenir croyants » (s.10/v.99), car « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté ». Un autre verset qui est d’une grande limpidité et clarté la consolide fortement : « Pas de contrainte en religion » (2/256). Ils auraient pu également trouver que l’immolation (abjecte du pilote jordanien) est un acte banni par un ordre explicite du Prophète Mohamed « Ne le (ennemi) brûler pas parce que seul Allah châtie au moyen du Feu (l’Enfer) ».
En plus de ces violations des principes islamiques, les djihadistes ont usurpé la notion même de djihad en la détournant de son essence et de sa finalité au profit d’une guerre sans éthique, ni foi ni loi. Le Coran insiste plutôt sur le djihad intérieur, « la lutte contre le soi intérieur », l’effort par excellence aussi bien intellectuel que spirituel contre les mauvaises passions et tous les vices qui détournent l’être humain de la voie qui conduit à la plénitude de sa foi. Il est d’ailleurs qualifié de « grand » comparativement au djihad « mineur » qui est un acte de légitime défense avec des règles d’éthique dictées par le Coran et soutenues par la Sunna prônant le respect de l’adversaire et la protection des civils et des vaincus. En un mot, le djihadisme est l’antithèse même de l’Islam dans son esprit et sa lettre.
Comment expliquer la poussée de telles pensées d’un autre temps et leur attractivité auprès des jeunes? La rupture de l’Ijtihad, la déchéance de la civilisation musulmane après son âge d’or et les limites du réformisme post-colonialisme ont aidé la montée en force des idées islamistes. En outre, l’opulence financière saoudienne a permis au wahhabisme, une idéologie pourtant mineure limitée à ce royaume, à envahir tout l’espace musulman et au-delà, par la grâce de la puissance de ses réseaux de diffusion via le financement des mosquées ou la formation de théologiens en plus de son aura d’être le pays d’accueil des Lieux Saints.
A cause de cette régression intellectuelle, cet extrémisme agressif et cette idéologisation de la foi, ces radicaux ont jeté le discret sur l’ensemble des musulmans en les exposant aux anathèmes de certains illuminés aussi haineux que les djihadistes eux-mêmes. Déjà mal connu ou compris, l’Islam fait les frais de la rhétorique de diabolisation et de stigmatisation, alors qu’Il est la religion du juste milieu qui interdit et combat les extrêmes: «Et aussi Nous avons fait de vous une communauté de justes pour que vous soyez témoins aux gens, comme le Messager sera témoin à vous » (s2/v143).
Les pourfendeurs de l’islam ne se privent pas de jeter de l’huile sur le feu feignant d’omettre que les premières victimes de ce djihadisme erratique sont les musulmans, ou d’occulter la responsabilité de certains pays occidentaux, avec la complicité financière de Qatar, de la Turquie et de l’Arabie saoudite, dans le développement fulgurant de ce Daesh qui s’est affranchi par la suite de ses commanditaires. L’aveuglement et l’empressement de ces derniers à chasser le régime Assad ont permis le renforcement de cette secte qui a réussi à déborder et effacer le mouvement démocratique et pacifique, initiateur de la contestation populaire. À cette époque, les services secrets occidentaux étaient peu soucieux du flux des apprentis djihadistes et des conséquences futures de cette complaisance.
Néanmoins et en dépit de la domination des djihadistes du devant de la scène, leur stratégie de conquête du pouvoir et des territoires est suicidaire. De nos jours, un État, encore moins un khalifat, ne peut exister et se bâtir sur la violence et la terreur et en défiant toute la communauté internationale.
C’est pourquoi, en parallèle à l’action concertée pour une lutte internationale contre le terrorisme, la réponse la plus durable, à l’islamisme violent et à la radicalisation des jeunes, demeure la sensibilisation et la démystification de la propagande djihadiste à travers des outils et des moyens modernes de communication.
L’égarement des jeunes devrait être également contré par l’enseignement des vraies valeurs de la religion en canalisant leurs énergies et leur soif de justice vers le grand djihad, celui qui est auréolé par le Coran. Le djihad de l’âme et du self-control envers tous les excès, les tentations et les interdits. Le vrai djihad, le grand par ses bienfaits sur l’être lui-même et sa société. Grand, par le respect des vrais préceptes de l’Islam et non pas la révérence à des imams-guignols virtuels ou cathodiques et à leurs fatwas outrancièrement obscurantistes. Le djihad pour la réussite dans les deux mondes, en étant un citoyen utile à son pays, un membre digne de sa communauté et un musulman dans la lignée des vrais préceptes islamiques.
D’un autre côté, les musulmans notamment ceux du Canada ne peuvent rester inactifs en se réfugiant derrière les condamnations stériles, les jérémiades et la désolation que leur religion soit prise en otage par une secte. L’élite musulmane doit, d’une part, emprunter impérativement la voie de l’ijtihad (réflexion) en puisant dans l’esprit critique, le rationalisme des Mutazilites, l’héritage des philosophes arabes comme Ibn Sina (Avicenne), Ibn Rochd (Averroès), El Farabi. Et, d’autre part, elle doit investir le champ du débat intellectuel pour faire contrepoids à l’idéologie extrémiste dominante en faisant connaitre l’authentique essence de cette religion et redécouvrant les valeurs universalistes humanistes qui sont au cœur du message coranique.
Enfin, les politiques et les faiseurs d’opinion ne peuvent, sous couvert de lutte contre la radicalisation, se permettre des attitudes pernicieuses qui attisent les amalgames, violent les droits fondamentaux de la minorité musulmane et menacent la cohésion sociale. Toute stigmatisation est non seulement un acte de manque de discernement qui ne fait pas honneur à l’intelligence de son auteur, mais elle constitue surtout un bonus à mettre à l’actif de la propagande radicale. Chaque acte islamophobe est une victoire des djihadistes.
Ali Hannat Politologue, Ottawa