Fidèle à sa cause, la condition féminine, le quatrième long métrage de Selma Baccar, intitulé El Jaïda, présenté au 34e Festival international de cinéma Vues d’Afriques de Montréal, est un film historique, engagé et politique, qui incarne les idées du mouvement féministe tunisien et sa lutte contre toutes formes de régressions.
Le film de Selma Baccar remonte le fil de l’histoire pour planter son décor dans une Tunisie coloniale des années 1950, à l’orée d’un nouveau chapitre de son destin après tant d’années de combat mené par les mouvements nationalistes, notamment le syndicalisme et le nationalisme néo-destourien. Dans ce contexte historique caractérisé aussi par la mouvance émancipatrice, qui soulevait la question du statut personnel des femmes, Selma Baccar interroge la mémoire collective pour exhumer au monde une institution carcérale hors pair réservée aux femmes jugées insoumises et rebelles. Il s’agit de la maison Joued, une épouvantable geôle gérée par El Jaïda, qui veut dire la geôlière. Cette institution qui a vu le jour au XVIe siècle est l’aile exécutive d’un système juridique, présentée par la réalisatrice comme corrompue et rétrograde, qui instrumentalise la religion pour soumettre et réprimer la femme. Cette façon de présenter cette institution délétère n’est-elle pas exagérée ? Aussi, conditionne-t-elle le regard porté par le téléspectateur à l’institution juridique tunisienne de cette époque ?
Cette maison punitive est l’univers filmique principal de cette œuvre, un lieu effrayant mené à la baguette par la geôlière, une vieille garce qui excelle dans son exercice préféré, la maltraitance à outrance. La laideur de la maison exhale l’atmosphère punitive de ce lieu de réclusion. Il s’agit d’une maison traditionnelle qui s’articule autour d’un patio à ciel ouvert où les femmes internées s’adonnent, sans répit, aux corvées quotidiennes. Autour de ce patio, s’ordonnent sur deux niveaux les pièces de la maison dont les lugubres sont réservées aux prisonnières. Le côté répressif de Dar Joued est exacerbé par la présence d’un cachot, une cave répugnante et infestée par les rats pour pousser la punition des femmes enfreignant le règlement intérieur à un degré éminent.
Les voici, elles débarquent à Dar Joued une après l’autre, transportées dans la diligence du tribunal, cette voiture hippomobile est un charmant décor de cette époque ! Elles sont quatre femmes, contraintes de vivre les tourments d’une geôle pas comme les autres, suite aux délibérations d’un juge qui s’appuie sur la jurisprudence de deux imams appartenant à deux écoles juridiques religieuses. Ont été condamnées pour des raisons différentes, la bourgeoise Bahdja (interprétée par Wajiha Jendoubi), l’insatisfaisante affective et charnelle Leila (incarnée par Souhir Amara), la bohémienne Amel (joué par Najoua Zouheir) et l’amoureuse Hassina (interprété par Selma mahjoub), sont les héroïnes de ce film qui, avec brio et une grande sensibilité, nous ont restitué le ressenti de leur calvaire à Dar Joued. Un ressenti intense fait de tristesse, de détresse et de peine, mais aussi de joie, de complicité et de solidarité ! L’émotion dans cette fiction est poussée à son apogée dans la scène de suicide de la désirable Leila, c’est du Hitchcock à 36 carats ! Cette scène d’horreur est tournée avec des techniques assurant la grande frayeur par l’effet de surprise tragique en découvrant le ruissellement de sang d’un corps fraîchement sans vie !
Le scenario est écrit dans un parler tunisien soutenu, parfois inaccessible, jonché de fragments issus du vieux parler tunisois, appelé le beldi, un patois véhiculé autrefois par les notables citadins à Tunis. Le texte est, tantôt, violent et agressif pour dire la haine, la frustration et le mépris, tantôt, lyrique et poétique pour exprimer l’amour, le désir et la tendresse !
La réalisatrice dresse un parallèle intéressant entre la cause des femmes de Dar Joued et celle de toute une nation portée par une rue bouillonnante qui aspire à sa libération du joug colonial. Ce va-et-vient entre Dar Joued et la rue enrichit le film par des faits intéressants et laisse planer un aboutissement imminent, qui tient le téléspectateur en haleine! La colonisation, c’est aussi la soumission comme celle subie par les femmes de Dar Joued. Ces deux causes sont présentées par la réalisatrice comme interdépendantes, toutes deux sont indispensables pour construire une société libre, démocratique et égalitaire, quoique le film ne montre pas la lutte des Tunisiennes pour l’indépendance de leur patrie, laissant planer le constat de deux causes superposées, l’une est tributaire de l’autre.
Le vent de liberté est charrié par l’esprit bourguibien, dont le retour de l’homme prodige qui le porte, le 1er juin 1955 avec en main l’accord sur l’autonomie interne de la Tunisie, libère le pays, et quelques mois après en promulguant le Code du statut personnel, la femme tunisienne, en instaurant l’égalité entre homme et femme et en abolissant les Dar Joued et les tribunaux religieux. Le film présente l’ancien président Bourguiba comme seul libérateur, en laissant en rade les intellectuels de la mouvance émancipatrice tunisienne, à l’image du grand syndicaliste Tahar Haddad, le précurseur du mouvement féministe qui, de son vivant, a condamné fermement Dar Joued.
Même si le film de Selam Beccar est historique, il se projette, néanmoins, dans le présent en montrant la Tunisie post-révolution du jasmin à travers une scène à l’Assemblée nationale constituante où une députée, fille de l’une des détenues de Dar Joued, défend avec vigueur, les acquis de la femme tunisienne face à la menace du parti islamique Ennahda.
En somme, El Jaïda est un film passionnant qui a mis au jour une institution carcérale, exclusivement féminine, enfouie dans la mémoire collective, qui en dit long sur une société patriarcale, dans un contexte politico-historique, tel que présenté par la réalisatrice, demeure discutable !
Sofiane Idir