Pensez-vous être toujours en accord avec vous-même ? Qui peut se vanter de faire preuve de cohérence à chaque instant ? Nous sommes remplis de contradictions, c’est ce qui nous rend humains. Dotés de cognitions, c’est-à-dire de raisonnements, nous ressentons aussi des émotions.

Et quand deux pensées entrent en opposition, raisonnement et émotion ne font pas bon ménage ! C’est alors qu’intervient la dissonance cognitive.

Un tremblement de terre source de croyance

Hérité de la psychologie sociale, le concept de dissonance cognitive est apparu en 1957. C’est le psychologue américain Léon Festinger qui en est l’auteur. Selon lui, toute personne a un système interne de pensées, croyances, émotions et attitudes. S’il y a une contradiction entre les éléments du système, la personne vivra une tension. Son réflexe sera de chercher à réduire l’inconfort psychologique. À l’origine de cette théorie, un séisme survenu dans un village indien en 1934. Le village s’est retrouvé totalement isolé, les voies de communication étant rompues. Une rumeur est née : un autre séisme de plus forte intensité allait se produire. Tous les habitants ont fini par en être convaincus. Mandatés pour faire une étude sur les médias de masse et la communication interpersonnelle, Festinger et son équipe se sont penchés sur cet évènement. Ils voulaient comprendre par quel mécanisme psychologique une simple rumeur pouvait devenir la vérité pour toute une population. Ce mécanisme devait forcément avoir une utilité. Les villageois étaient en effet très anxieux à la suite du premier tremblement de terre et par manque d’information, leur niveau d’anxiété ne pouvait pas diminuer. Ils se sont donc imaginé une réplique du phénomène encore plus intense pour justifier leur état émotionnel.

Les contradictions au service de nos cognitions

Nous pouvons tous être confrontés à des données qui sont en décalage avec nos croyances, mais nous voulons absolument maintenir une cohérence dans notre système interne. Alors, même quand les faits sont là, jusqu’au bout, il peut être impossible de les admettre. Un autre évènement a retenu l’attention de Festinger. Nous sommes en 1954, à Chicago. Une ménagère du nom de Marion Keech alerte la population. Elle prétend recevoir des messages d’extraterrestres sous forme d’écriture automatique. D’après ces messages, le 21 décembre, la terre va être engloutie par une gigantesque inondation. Ceux qui croient à la prophétie peuvent demander à être sauvés. Les extraterrestres viendront les chercher en soucoupe volante le jour J pour leur permettre d’échapper à la catastrophe. Malgré les railleries de leur entourage, plusieurs habitants quittent leur emploi et donnent ce qu’ils possèdent pour se préparer à ce grand voyage. À la date prévue, il n’y a finalement ni soucoupe volante ni fin du monde. La femme explique à ses adeptes que c’est grâce à leurs prières qu’ils ont pu éviter le pire. Face à un dénouement pareil, on aurait cru que ces gens admettraient avoir été manipulés, mais ils ont plutôt intensifié le prosélytisme. Il était plus commode de penser qu’ils avaient sauvé le monde en priant que d’accepter de passer pour des idiots.

Tout le monde croit ce qui l’arrange : réduire la dissonance

Nous devrons souvent réduire la dissonance cognitive pour retrouver nos repères et ne pas perdre le contrôle. L’humain n’est pas rationnel. Il peut ajuster ses convictions à son comportement, comme l’illustre Yves Alexandre Thalmann dans son livre sur la réduction de la dissonance cognitive. Imaginez une militante écologiste qui adore le café et particulièrement sous forme de capsules. Elle sait que la multinationale qui fabrique ces produits ne favorise pas le commerce local et génère de la pollution, ce qui va à l’encontre de ses valeurs. Elle a deux solutions : renoncer aux capsules ou renoncer à ses valeurs. Soit elle perd son plaisir, soit elle perd l’image plaisante qu’elle s’est construite d’elle-même. Dans les deux cas, la perte est désagréable. Une tension naît de ces deux pensées contradictoires. Pour rétablir son équilibre interne, elle devra s’autopersuader. Toutes les justifications sont bonnes : comme elle fait plus d’efforts pour l’environnement que la moyenne des gens, elle peut se permettre de consommer ces capsules de café; ce ne sont pas les quelques capsules qu’elle consomme qui feront la différence; la société qui produit la marque de café qu’elle achète est plus concernée que les autres par les questions environnementales, la preuve : c’est inscrit sur leur publicité ! Les arguments ne sont pas crédibles, mais peu importe, la personne a réussi à faire cohabiter les deux pensées contradictoires et la tension disparaît. N’utilisons-nous pas tous à un moment ou à un autre ce stratagème pour retrouver le confort devant une situation qui nous dérange ?

Pourquoi j’ai toujours raison et les autres ont tort

La société est très polarisée au sujet de la pandémie et la dissonance cognitive n’y est sans doute pas étrangère. Si nos croyances ne s’appuient pas sur des faits, mais que chacun cherche à réguler ses angoisses, il est normal que le torchon brûle entre les conformistes, les sceptiques, voire les complotistes. Ceux qui ne s’interrogent pas du tout sur le message gouvernemental ont peut-être besoin de maintenir une certaine vision de la société. Ceux que les mesures restrictives rendent malades peuvent aller jusqu’à envisager un complot pour s’expliquer la situation. Certains parlent d’une alliance entre médias de masse, sociétés pharmaceutiques et gouvernements et pensent que la dangerosité du virus est expressément exagérée. D’autres s’en remettent à l’État et seraient quasiment prêts à se terrer jusqu’à ce qu’on trouve un vaccin. Comme citoyens lambda, le fait est que nous ne sommes pas des experts épidémiologiques et que nous ne connaissons pas les coulisses de l’État. Les plus engagés peuvent aller chercher toutes sortes d’informations et de statistiques pour mieux comprendre ce qui se passe. Mais encore là, est-ce que l’interprétation de ces données ne sera pas soumise à la dissonance cognitive en fonction que l’on a affreusement peur du virus ou que l’on veut se convaincre qu’il n’existe pour ainsi dire pas ? Selon le psychologue et économiste Daniel Kahneman : « Seules quelques-unes des idées activées sont enregistrées par la conscience, l’essentiel du travail associatif est muet, dissimulé à notre conscience. Vous en savez beaucoup moins sur vous-même que ce que vous avez le sentiment de savoir. »

Dans le contexte actuel, la peur peut freiner la réflexion. Montaigne, effrayé par la peur elle-même, a écrit : « Il n’est pas de passion plus contagieuse comme celle de la peur. » Quoi qu’il en soit, l’humain n’a pas besoin de passer par une pandémie pour vivre des désaccords, y compris avec lui-même. Il évite et discrédite les informations sources de son inconfort. Quand les points de vue s’affrontent, le titre du bouquin de Tarvis et Aronson sur l’autojustification : « Pourquoi j’ai toujours raison et les autres ont tort » résume finalement à quel extrême peut mener la réduction de la dissonance cognitive.

Delphine Petitjean

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