C’est l’histoire d’un poulailler, plein à craquer de poules pondeuses. Il est bien vieux et vétuste, mais il n’y a pas d’argent pour l’entretenir, c’est la crise; et puis d’abord les poules devraient s’estimer heureuses, elles sont assises là à ne rien faire toute la journée, à becter les graines qu’on leur ramène, alors même que les chevaux et bœufs labourent la terre à longueur de journée. Les associations de protection animale s’insurgent et réclament que l’on améliore les conditions de vie des poules. Le fermier ne le peut pas : il dit que c’est la crise, et puis de toutes les manières pourquoi privilégier les poules aux canards ou aux vaches? pourquoi tous les oiseaux bâtissent ils leur nid, et pas les poules? Qu’elles volent de leurs propres ailes! Ce n’est pas parce qu’on a plumé leurs ancêtres qu’on va payer ad vitam æternam.
C’est l’été, il fait bien chaud, les poules produisent des œufs…Mais vu que l’on n’a pas de frigo, les œufs pourrissent surtout ceux exposés au Soleil. Le fermier se doute bien qu’il y a des œufs impropres à la consommation, mais il n’a aucun moyen de les détecter, et puis il est trop préoccupé par les disputes qu’il a avec sa femme (leur union risque de voler en éclats, à cause des problèmes d’argent) pour se soucier des œufs pourris. Il vend ses œufs à un industriel, qui sachant les œufs pourris, négocie le prix à la baisse (les affaires sont les affaires)! De toutes les manières, si quelque chose arrive, ce sera la faute du fermier. L’industriel a deux activités : il fait des farines pour nourrir les volailles, mais aussi des pâtisseries.
En mangeant les farines, plusieurs poules tombent malades, certaines meurent même. C’est un grand scandale, dont personne n’entend en dehors du poulailler. Les poules ont beau caqueter, personne ne comprend leur langage. Et puis de toutes les façons, c’est bien fait pour elles, elles n’avaient qu’à ne pas pondre ces œufs, ou dénoncer le fermier. Beaucoup de poules, pleurent leurs sœurs. Il y en a qui cessent de manger les farines et se contentent de graines dont elles sont sures de l’origine. D’autres poules trop jeunes, qui n’ont pas vécu cela, continuent de consommer les farines…Elles en ont mangé en hiver, il ne leur est rien arrivé, au contraire elles ont même pris du poids.
Mais voilà, on écoule les gâteaux fabriqués avec de vieux œufs, à bas prix, l’affaire est juteuse… Mais, comme on s’y attend, les consommateurs s’intoxiquent…Les laboratoires d’analyses sont formels : les œufs utilisés étaient pourris et ont transmis un germe mortel aux consommateurs. C’est un grand scandale! Il faut trouver le coupable…Les associations de protection des consommateurs chargent les poules pondeuses : ce sont elles qui ont produits les œufs incriminés. Les associations de protection animale défendent les poules. Elles disent qu’elles n’y sont pour rien et qu’elles n’ont rien avoir entre elles et l’intoxication, puisqu’elles-mêmes ont été intoxiquées et qu’il y a eu beaucoup de victimes. Les protecteurs des consommateurs, s’insurgent contre de tels arguments. Ces poules jouent toujours les victimes et après tout qui peut nier le lien entre les poules et les œufs. C’est une évidence, il faut être inconscient. Il ne manquerait plus que l’on dise que c’est les moutons qui ont fait les œufs. On demande aux poules de s’excuser des torts qu’elles ont causés, et de réfléchir à comment arrêter de produire ce poison. Et puis, si elles sont innocentes que cela, pourquoi n’ont-elles rien dénoncé?
De toutes les façons, c’est toujours pareil avec ces poules…Elles n’ont jamais rien avoir avec rien, la dernière fois qu’elles nous ont fait le coup, c’était lors de la grippe aviaire. Beaucoup d’entre elles étaient mortes, mais elles nous ont collé une sacrée maladie, c’était un vrai problème mondial. On a passé l’éponge, on a pardonné, on n’a pas voulu faire d’amalgame (œuf-poule); mais là trop c’est trop, faut pas déconner non plus!
Les canards voient cette histoire d’un très mauvais œil, car on leur a raconté une sombre affaire de foie gras, qui remonte à Noël…Elle ressemble à s’y méprendre à l’histoire de l’œuf et de la poule.
Les dindes ont aussi souffert… Une histoire à donner la chair de poule, mais elles préfèrent garder le silence.
Le débat continue à faire rage. Les medias s’en sont mêlés et ils battent tous les records de vente de journaux. Les télés aussi ne parlent que de ça. C’est la psychose, il y aurait des œufs pourris stockés quelque part, on ne sait où? L’opinion publique est partagée : certains pensent que les poules sont inoffensives, mais on leur rétorque que les morts et les intoxications sont dues aux œufs pourris, et qu’il y a un lien entre les œufs et les poules. On se souvient vaguement d’un film angoissant où des volatiles s’en prenaient aux humains…
Désormais, on voit les poules d’un très mauvais œil…Alors même, qu’on leur a donné à manger, on les a choyé. On s’attendrissait sur leur sort quand on entendait parler de leurs difficultés, et voilà le remerciement! Certaines poules se font jeter des pierres, on tire sur leur crête, on leur vole dans les plumes. Il y en a même qui, furieux, ont mis le feu dans une basse cours dans un autre pays!
Le fermier sait désormais qu’il sera difficile de vendre des œufs, il consulte l’industriel, qui encore une fois flaire la bonne affaire. Il se dit que l’on va faire payer la sauce aux poules, il construit une chaine d’abattage de poulets. Avec la viande on fera des nuggets pas chers et des farines animales pour les vaches…Eux deux savent n’être inquiétés, que lorsque les poules auront des dents.
Fouad Osmani