Le dialecte égyptien figure parmi les dialectes arabes les plus faciles à prononcer pour les arabes, en raison de la large diffusion de l’art égyptien dans les chaînes de télévision arabes. Les films, les feuilletons et les chansons populaires égyptiens sont connus et même répétés par des générations entières en Égypte et dans tous les pays arabes. Le dialecte égyptien contient des expressions similaires avec les dialectes des autres pays arabes comme le Yémen, le Soudan, les pays du Maghreb arabe ; il est devenu l’accent préféré de tous les arabes, de sorte que les artistes arabes sont obligés de passer par l’Égypte pour devenir panarabes et par conséquent avoir une renommée auprès des peuples arabes. Nous pouvons avancer, sans risquer de se détromper, que le dialecte égyptien constitue une langue parallèle à la langue arabe soutenue adoptée dans vingt-trois pays.

À cet égard, Edward Saïd considère que le dialecte égyptien se répand le plus rapidement dans le monde arabe, et que « Gamal Abdel Nasser s’adressait aux masses en utilisant le dialecte égyptien et des fois, il prononçait des phrases touchantes en arabe soutenu, ainsi son discours affectait les consciences et les âmes du public[i]. ».

Bien que les critiques et les spécialistes de la musique tentent souvent de définir le concept de chanson populaire, il semble qu’il restera difficile de la classer dans les règles musicales ou littéraires. Les critiques font la distinction entre les termes « populaire », « baladī » et « folklorique » pour désigner la chanson populaire inspirée de l’héritage populaire oral et du chant des paysans. La caractéristique la plus importante de cette chanson populaire réside dans la simplicité de ses paroles et les mots poétiques lyriques qui s’organisent avec une fluidité apparente, l’on note également que son auteur est souvent inconnu.

La chanson populaire exprime les détails les plus minutieux de la vie égyptienne, elle évoque la douleur des gens et les fait vivre dans l’état d’âme de la chanteuse. Elle mêle les paroles des gens et leurs proverbes prononcés dans leurs conversations et leurs cafés. La parole de cette chanson décrit l’homme égyptien dans tous ses états, ses émotions, sa tristesse, sa joie et ses rêves. Parmi les chanteurs populaires égyptiens, nous mentionnons Mohamed El-‘Ezabī (1938-2013) et Mohamed Rushdī (1928-2005), qui chantaient des chansons d’amour aimées par les masses. Dans les années soixante-dix, le chanteur Ahmed ‘Adaweya a orienté la chanson populaire vers une nouvelle voie, car il a su attirer le public égyptien grâce à la simplicité de ses paroles et à la diversité des thèmes de ses chansons.

Au cours du XXe siècle en Égypte, le public égyptien s’est émerveillé par les chansons des pionnières: Munira al-Mahdia, Fathia Ahmed, Muhammad Abdel-Wahāb, Oum Kulthum, Asmahān, Leila Murād, Abdel Ḥalīm Ḥãfez, Mohamed Rushdī, Mohamed El- ‘Ezabī et Gamālāt Sheiḥa. Un groupe de nouveaux compositeurs tels que Mahmoud El-Sherīf, Farid Al-Atrash, Kamal Al-Ṭawīl, Mohammad Al-Mugī, Mohammad Fawzī, Balīgh Ḥamdī et Sayed Mekkāwï sont également apparus.

Qui est Gamālāt Shīḥa 

Dans le paragraphe suivant, nous présenterons une brève étude de trois de ses chansons chantées dans le dialecte familier égyptien.

Durant sa carrière artistique, on peut compter Gamālāt Shīḥa  parmi les chanteuses populaires les plus importantes en Égypte. Elle a commencé à chanter dès son jeune âge ; l’artiste Zakaria Al-Hajjaoui a découvert son talent et l’a présentée au public. Shīḥa a chanté de nombreuses chansons populaires et des mawwāl parlés en dialecte égyptien familier, tels que ‘ala wara’ el-fol dalla‘nī (Dorlote-moi sur les feuilles du trèfle) et cette chanteuse restera, et malgré son départ, une icône de la musique populaire qui a inspiré de nombreux chanteurs et jeunes égyptiens de son temps.

Dans sa chanson Rassīnī ya sa’yat ‘azab (Embarque-moi sur le ruisseau de la tourmente), qu’elle a chantée dans de nombreux pays du monde tels que l’Allemagne, la Suisse, la Pologne, le Japon, et dans plusieurs États des États-Unis d’Amérique, les vers sont composés de deux hémistiches qui sont à peu près cohérent en nombre de mots et se terminent par la même rime en raison de la nécessité poétique récurrente dans toutes les chansons populaires. Par ailleurs, cette chanson déborde de tendresse et d’amertume en même temps que Sheiḥa chante:

Rassini ya  sa’yat ‘azab (Embarque-moi, O ruisseau de la tourmente)

fen ellī rāḥ fen ellī ghāb (Où se trouve celui qui s’en est allé, où se trouve celui qui a disparu) 

De nombreux sujets se trouvent mêlés dans cette chanson dont la nostalgie et la fatigue dues à l’abandon et à la séparation des êtres chers. La chanson évoque l’histoire d’une femme qui se rappelle de ceux qu’elle aimait et depuis leur départ elle n’a que le souvenir, l’amertume, et l’errance de son âme triste.Elle évoque la douleur de cet amant emprisonné en faisant allusion tantôt à la prison réelle, tantôt à la métaphorique de l’enfermement qui ouvre une multitude de significations, car cette femme vit toujours dans les souvenirs du passé parce qu’elle n’arrive pas à s’en sortir.

Masgūna fi al ‘omr ellī fāt, men ba‘d roḥ ’albi mā māt (je suis prisonnière dans le temps passé, après la mort de mon cœur)

Ḫad kol el ‘omr ma’āh, ma sabš ġeir el ah (Il a tout pris avec lui, ne me laissant que les cris de la souffrance)

L’auditeur de cette chanson se trouve face à deux états contradictoires : l’épanouissement de sa jeunesse et l’anéantissement dû au départ de son bien aimé. Par conséquent, il y a deux espaces poétiques ; intérieur et extérieur, qui sont en harmonie avec l’état d’âme de la chanteuse et parviennent à capter l’attention de l’auditeur. Ces allers-retours entre le dedans et le dehors de la chanteuse s’expriment également par les figures de style. Il y a une répétition de certains mots au sein du même vers ; le mot Leih (pourquoi) se trouve au début et à la fin du vers : Leih y abnī tessīb hodnī leih (Oh mon fils pourquoi tu laisses mes bras pourquoi), et l’allitération apparaît au début des deux vers suivant :

Roḥt fott weḥda morra we leil ṭaouil (Tu es parti, laissant une  solitude amère et de longues nuits)

Roḥt we’ẖate’alb kont ba’īsh ‘aleih (Tu as parti, et tu as pris un cœur qui me faisait vivre)

La chanson finit par décrire son état d’âme actuel, exprimant en peu de mots, la sobriété dans laquelle elle vit :

Il a tout pris avec lui 

Ne me laissant que les cris du « Ah » 

Embarque-moi, O ruisseau de la tourmente 

Où se trouve celui qui s’en est allé 

Où se trouve celui qui a disparu 

La bien-aimée demande d’être dorlotée par son amoureux en lui demandant de s’occuper d’elle, même si cela lui coûtera l’objet le plus cher à son cœur, à savoir l’or. Ses mots sont inspirés du parler égyptien tels que dalla‘nī (dorlote-moi), ġawāyesh (mes bracelets), ḥelti (tout ce que j’ai), el ḥala’ fi wednī (les boucles dans mes oreilles). Ces mots sous-entendent un humour connu par les égyptiens puisqu’il fait référence à la sensualité des femmes et à l’amour qu’elles désirent.

Dans sa chanson intitulée yāmā da’et ‘ala el-rās ṭubūl (combien de coups de tambours se sont tapés sur ma tête), Gamālāt exprime l’état d’âme de tous les citoyens égyptiens que la vie a secoués ; elle fait allusion aux « bas » de la vie,  résumant en même temps une petite philosophie du quotidien.

yāmā da’et ‘ala el-rās ṭubūl  (Combien de coups tambours se sont tapés sur ma tête)

Ḫallī ellī  yu’ul yu’ul (Laisse celui qui parle, qu’il parle )

Le dialecte égyptien paraît ainsi si facile à prononcer dans toutes les chansons populaires ; des mots comme ġazālī (ma gazelle),  yaba (mon  père), rās (tête), ṭubūl (tambours)… etc., sont des mots chantés par les grands et les petits. Ils sont répétés à la fin de la chanson de façon à faire surgir la dimension de tourmente sous-entendue dans le titre de la chanson yāmā da’et ‘ala el-rās ṭubūl  (combien de coups de tambours se sont tapés sur ma tête).

Plus je t’aime oh ma gazelle, plus tu me chasses et tu me fais affronter à mes blâmeurs

Tu as rendu les personnes jalouses de moi si heureuses

Combien de coups de tambours se sont tapés sur ma tête

Laisse celui qui dit oh mon père, oh mon père

En fin de compte, certains chercheurs pensent que le chant populaire risque de disparaître, même s’il reste le plus diffusé parmi les autres arts parlés tels que les contes, les mythes, le théâtre d’ombre, etc., qui sont généralement classés sous le nom de littérature orale. Il est certain que le chanteur populaire, comme Gamālāt Shīḥa  et d’autres, contribue à préserver le chant oral avec toutes les connotations que contient ce mot, telles que la dimension lyrique des paroles, tout en pensant à la joie que répond la chanson populaire et la tenue de concerts devant le public, ce qui permet par conséquent de maintenir le processus de transmission de cet art. Les chanteurs populaires actuels se sont inspirés de leurs précurseurs comme Gamālāt Shīḥa , pour constituer par la suite ce qu’on appelle la chanson du mahragān (festival).

Samar Chenouda

[i] Edward Saïd, article de Hassan Modon, la revue égyptienne Al Ayyām, 2009.

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