Quand elle a commencé à lire, elle cherchait l’évasion et la beauté des mots ; plus tard, elle a compris que la littérature pouvait aussi ébranler le monde, le faire réfléchir, l’amener à changer. Entre Lynda Chouiten et la littérature c’est une longue histoire, un amour qui a commencé à un très jeune âge et ne s’est toujours pas essoufflé jusqu’à devenir écrivaine et écrire de la poésie et de la fiction… Après avoir été finaliste des deux Prix Mohammed Dib et L’Escale d’Alger avec son premier roman, cette année, elle vient de remporter le Grand Prix Assia Djebar avec « Une valse », son deuxième roman. Entretien…  

L’initiative : Vous avez signé jusqu’à présent deux romans, le dernier a pour titre « Une Valse». Qu’évoque-t-il ?

Lynda Chouiten : Une Valse relate le destin de Chahira Lahab, une couturière qui va sur ses quarante ans et qui fait face à un quotidien angoissant, fait de lutte contre un environnement misogyne et de désordre mental. Malgré cela, elle arrive à se qualifier en finale d’un concours de stylisme, censé se dérouler à Vienne. Et pour tenir tête à ses ennemis, réels ou imaginaires, elle se rêve d’une belle valse dans la magnifique capitale autrichienne.

À travers ce personnage, le roman évoque d’abord le difficile et permanent combat que doivent souvent mener les femmes pour se faire entendre. Elles doivent faire face non seulement aux différents obstacles érigés par la société et son discours patriarcal pour freiner leurs ambitions et leur soif d’indépendance, mais aussi à leurs propres doutes, peurs et sentiments de culpabilité inculqués par ce même discours. Mais l’histoire douloureuse de Chahira est aussi l’histoire de tout un peuple qui, meurtri et humilié pendant des décennies, continue à espérer et à faire preuve de courage. Enfin, il y a une dimension plus « philosophique », qui rend hommage à l’Art, au Beau, auxquels Chahira s’accroche pour ne pas sombrer tout à fait. En cela, le roman est assez nietzschéen.

L’histoire commence à « Tizi N Tlelli » (Col de la Liberté !), en Kabylie, et se termine à Vienne, carrefour culturel majeur en Europe. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le choix et la symbolique de ces deux lieux ?

Il y a non pas deux, mais trois lieux majeurs, qui correspondent d’ailleurs aux trois parties que comprend le roman. Les deux premiers lieux, censés se trouver en Algérie, portent pourtant des noms fictifs : El Moudja et Tizi N’Tlelli, deux noms très poétiques mais ô combien ironiques. El Moudja est une jolie petite ville côtière dont le beau nom et la proximité de la mer évoquent paix, évasion et bonheur ; pourtant, elle est prisonnière d’une mentalité rétrograde et d’un fanatisme religieux qui, il n’y a pas si longtemps, tuait aveuglément femmes, hommes, enfants et nourrissons. Le nom « Tizi N’Tlelli » est un peu ironique aussi car, bien que cette ville semble à Chahira plus « libre » que d’autres régions du pays, l’héroïne ne tardera pas à découvrir qu’elle (Tizi) fait face à plusieurs contradictions ; qu’elle est prise entre son désir de progrès et d’ouverture et le poids de traditions patriarcales dont elle a du mal à se défaire. Enfin, il y a Vienne, ses bâtisses, sa musique, ses valses – bref, son élégance. Si cette ville fait rêver Chahira, c’est parce qu’elle l’associe à l’évasion et au Beau, qui manquent affreusement à son environnement. Elle assouvit sa soif d’ailleurs et lui ouvre les portes d’un monde nouveau et différent, elle qui a presque toujours vécu cloîtrée. Pourtant, Chahira n’y trouve pas le repos ; son mal-être empire même. Elle comprend à la fin du roman, qu’elle doit se réconcilier avec « ses fantômes », et donc avec elle-même, avant d’apprécier pleinement la vie, que ce soit chez elle ou ailleurs.

Telle une deuxième consécration pour Chahira, son personnage principal, « Une valse » a eu récemment le premier prix au concours Assia Djebar édition 2019 du roman français. Un mot sur cette distinction…

C’est une distinction qui ne peut que m’honorer, puisqu’elle porte le nom d’Assia Djebar, l’une de nos plus grands écrivains, si ce n’est la plus grande. Elle a été une romancière, poète, dramaturge et historienne prolifique ; elle a été une superbe ambassadrice des lettres algériennes un peu partout dans le monde ; elle a été à deux doigts de remporter le prix le plus prestigieux, le Nobel. Et puis, surtout, elle a été porte-parole des femmes, de leur cause – de leurs souffrances et de leurs revendications. Comment ne pas être à la fois heureuse et fière de voir mon nom associé au sien ?

« La valse » veut dire aussi « changement continuel » ! Pourriez-vous en développer davantage le message de liberté et de l’accomplissement de soi que véhicule votre roman à travers Chahira…

La valse est un mouvement, un changement continu et, en cela, elle est semblable à la vie. Dans le roman, la valse qui est décrite n’est pas un moment magique mais une expérience ambigüe, faite de bonheur et de douleur à la fois – là encore, comme la vie. D’une part elle (la valse) se déroule dans un endroit enchanteur ; mais d’autre part, Chahira en sort mortifiée et plus que jamais hantée par la honte et la culpabilité. Ainsi, ce qui semblait être un rêve enfin réalisé (la valse) s’avère n’être qu’un pas de plus sur le chemin cahoteux et pénible de la liberté. A travers la valse, Chahira apprend à rêver, à oser, à défier les interdits et ses propres peurs, en gardant toujours le sens du Beau comme repère. Mais encore une fois, c’est une longue quête, qui demande du courage et de la persévérance et qui ne s’achève peut-être jamais.

Peut-on dire que votre roman est un voyage pour aller de l’avant et au-delà de ses limites, jusqu’au bout de ses rêves ; d’une certaine manière, une façon de dire qu’on est finalement capable ?

Oui, en quelque sorte, le voyage de Chahira peut être considéré comme un voyage initiatique – bien que Chahira ait près de quarante ans. Il va de pair avec un voyage intérieur où elle affronte ses fantômes – c’est-à-dire ses désirs, ses peurs et ses angoisses les plus enfouis. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’elle ne s’en débarrasse pas à la fin du roman. Ce qui est sous-entendu, c’est qu’elle devra encore continuer à lutter et à lutter encore. Au final, le « message » du roman, c’est que la vie est une longue lutte dont on ne connaît pas l’issue, mais qu’il faut mener avec courage et essayer d’aimer malgré tout.

N’est-il pas aussi une forme de quête d’une liberté confisquée, d’une revanche sur sa propre société ; d’une valorisation de compétences sous d’autres cieux car jusque-là sous estimées et restées marginalisées ?

C’est une lecture possible, mais j’avoue que je ne l’avais pas vraiment en tête en écrivant le roman ; mon propos était plus de mettre l’accent sur le combat des femmes ambitieuses contre les mentalités patriarcales qui tentent de les priver de leur avenir. D’ailleurs, le voyage en Autriche n’est pas un exil. Chahira rentre en Algérie au bout de quelques jours, plus aguerrie mais aussi plus sereine, plus en paix avec elle-même.

Quelle est la relation justement entre le parcours de Chahira et le rôle que peut ou doit jouer la femme dans notre société, particulièrement, dans le contexte actuel du pays ?

Chahira était une jeune fille brillante dont on a brisé les ambitions en la forçant à arrêter ses études. Malgré cela et malgré les autres difficultés – la mentalité sclérosée des siens, le manque d’encouragement, ses propres démons – elle se retrouve finaliste dans un concours international de stylisme, réussissant ainsi dans un domaine auquel elle ne se destinait guère. Et des femmes comme Chahira, qui réussissent et brillent malgré tous les obstacles qu’on place sur leur route, il y en a beaucoup, pas seulement en Algérie mais un peu partout dans le monde.

Je n’aime pas l’expression « rôle de la femme dans la société ». Les femmes sont toutes différentes – tous comme les hommes d’ailleurs – et elles ne sont pas toutes faites pour le même rôle. L’idée n’est donc pas de les préparer à un rôle particulier, mais de les encourager à avoir leurs propres rêves et à les réaliser. Si elles tracent leur propre voie, elles n’en serviront que mieux l’humanité – à petite ou à grande échelle, peu importe – qu’elles soient fonctionnaires, femmes d’affaires, artistes ou autres. D’ailleurs, cela n’est pas vrai que pour les femmes !

Que peut représenter Chahira pour la femme Algérienne, ou Kabyle en particulier ?

Chahira n’est pas kabyle – ou du moins, pas kabylophone : malgré ses racines kabyles, elle nait et grandit dans une région arabophone. Mais au final, sa région natale importe peu, car le code patriarcal sévit partout non seulement en Algérie, mais ailleurs dans le monde aussi. Chahira représente toutes celles qui refusent d’être réduites au silence et à l’effacement par ce code et qui luttent au quotidien pour s’affirmer. 

Peut-on enfin se permettre de faire une parallèle entre Chahira et l’Algérie, d’un point de vue ressource, potentiel et atouts sous exploités… ?

C’est une lecture qui peut s’ajouter à l’idée que je développe dans ma réponse à la toute première question : Chahira et l’Algérie dont elle est issue, ont toutes les deux connu la violence, la douleur, la peur, les humiliations, les traumatismes. Pourtant, le peuple algérien, tout comme Chahira, continue à vouloir relever la tête et à lutter courageusement, tout en gardant l’espoir d’un avenir meilleur.

Votre roman, à l’image du premier « Le roman des Pov’cheveux », a une portée sociologique et humaine ; des histoires parfois inspirées d’un vécu. Un mot sur l’importance de partager nos expériences de vie et l’impact que cela pourrait y avoir sur d’autres personnes ?

Je ne pense pas qu’un écrivain doive forcément partager son expérience de vie. Un roman peut s’inspirer d’un fait divers, d’une histoire qu’on a entendue, ou tout simplement d’événements qui ont marqué la société ou la scène politique sans qu’il ne s’agisse de l’histoire de quelqu’un en particulier. Quoi qu’il en soit, il doit faire réfléchir mais aussi émouvoir, sans quoi il ne serait qu’un essai froid. Et c’est justement de cette manière qu’il peut avoir un très grand impact sur le lecteur. En l’ébranlant ou en dérangeant ses certitudes. En lui proposant d’autres visions du monde que les vérités toutes faites auxquelles il est habitué et de nouvelles approches de la vie.

Vous avez déjà écrit des livres académiques avant de devenir romancière, que représente la littérature pour vous ?

La littérature est au centre de ma vie. J’enseigne la littérature, je suis chercheur en littérature, et j’écris – de la fiction et de la poésie. Cet amour a commencé à un très jeune âge et ne s’est toujours pas essoufflé. Quand j’ai commencé à lire, je cherchais l’évasion et la beauté des mots ; plus tard, j’ai compris que la littérature pouvait aussi ébranler le monde, le faire réfléchir, l’amener à changer. Je crois que la question de la fonction de la littérature est un peu dépassée, de toute façon. Qu’elle ait une utilité sociale, politique, cathartique, ou simplement esthétique, la littérature a toujours accompagné l’Homme ; et c’est bien « la preuve que la vie ne suffit pas », pour reprendre la célèbre phrase de Fernando Pessoa. 

Qu’en est-il de vos futurs projets littéraires ?

Un nouveau roman me trotte dans la tête (rires) mais je n’ai pas encore écrit un seul mot. Je pense aussi écrire des nouvelles – peut-être en anglais, qui sait ? Ces deux projets me prendront probablement des années. Dans un avenir plus proche, je pense publier un recueil de poésie – j’en ai déjà une bonne trentaine – et deux longs contes que j’ai écrits il y a très longtemps : j’avais à peu près dix-huit ans. Le recueil sera peut-être prêt d’ici fin 2020, mais pour les contes, il faudra d’abord chercher de bons illustrateurs…

Un dernier mot pour vos lecteurs…

Je voudrais simplement les remercier d’apprécier mes écrits, de m’accompagner depuis la parution de mon premier roman et de m’encourager à créer. Je les remercie de faire partie des grandes joies d’être écrivain.

Propos recueillis par Hamza Sahoui 

BIO EXPRESS :

Lynda Chouiten est une écrivaine algérienne. Titulaire d’un Doctorat en littérature décerné par l’Université Nationale d’Irlande à Galway en 2013, elle est enseignante-chercheur à l’université de Boumerdes où elle enseigne la littérature anglophone. Elle travaille, entre autres, sur les cultures et littératures françaises et francophones, la culture et la littérature postcoloniales, la littérature comparée et la littérature et la civilisation britanniques. Elle est l’auteur de poèmes, de plusieurs articles portant sur la critique littéraire et de deux livres à caractère académique : une étude de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt et un ouvrage collectif sur l’autorité. Son premier romans, « Le Roman des Pôv’Cheveux » (éditions El Kalima, 2017), a été finaliste des Prix Mohammed Dib et L’Escale d’Alger. En 2019, elle publie « Une Valse », son deuxième roman, paru aux éditions Casbah, qui vient de remporter le Grand Prix Assia Djebar.

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