Après Vitalité littéraire au Maroc et Diversité littéraire en Algérie, l’ouvrage critique Créativité littéraire en Tunisie (sous la direction de Najib Redouane) réunit des études divers de chercheurs qui œuvrent en Algérie (Rim Mouloudj, Faouzia Bendjelid, Malika Haj-Naceur, Leila Louise Hadouche Dris, Assia Kacedali), au Canada (Judith Sinanga-Ohlmann, Lélia Young), en Espagne (Ana Soler), aux États-Unis (Najib Redouane, Alison Rice, Matilde Mésavage, Sonia Lee, Carla Carlagé, Sylvie Blum-Reid, Evelyne Bornier), en France (Yamina Mokaddem, Lamia Bereski Maddahi, Sabah Sellah, Lahsen Bougdal, Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, Yves Chemla), en Israël (Robert Elbaz), au Maroc (Bouchra Ben Bella), au Pays-Bas (Murielle Lucie Clément), en Roumanie (Anda Rădulescu) et en Tunisie (Wafa Bsais Ourari, Issam Maachaoui).

Dès le début, on remarque le corpus varié comportant vingt-cinq écrivain(e)s appartenant à la génération tunisienne actuelle en pleine effervescence et en quête d’identité. Ainsi, ce projet critique est consacré à une présentation plurielle de la créativité contemporaine en Tunisie : « C’est dans cette perspective que la variété des textes concrètement mis en œuvre par le collaborateurs de ce collectif constitue autant de lectures différentes de cette littérature tunisienne d’expression française caractérisée par des factures romanesques, poétiques et esthétiques variées et multiformes, diverses et singulières qui comportent des enjeux politiques et socioculturelles importants » (p. 43). En outre, l’originalité de cette démarche critique s’explique aussi « par la particularité de cette écriture qui montre comment ces écrivains justifient leur statut d’intellectuels dans la langue de l’Autre et comment leur discours suit deux directions apparemment opposées : vers son origine et vers le monde pluriel et ouvert » (p. 43).

À part l’introduction très ciblée et théoriquement nécessaire du professeur Najib Redouane, qui examine non seulement l’impossibilité d’obtenir toutes les productions littéraires tunisiennes à cause d’une distribution défectueuse mais également la diversité des discours narratifs et d’écritures, la variété de thèmes et de styles abordés, on peut dire que presque tous les articles envisagent des facettes toujours inédites et incitantes de la littérature tunisienne contemporaine d’expression française.

Cet ouvrage critique se constitue comme un bâtiment solide, mais hétéroclite des perspectives théoriques renouvelées par l’impact avec une littérature parfois surprenante. Ainsi, Yamina Mokaddem part de la problématique de l’exil et de la recherche de la trace identitaire dans le premier roman de Farès Khalfallah (Vie lointaine, Paris, Balland, 2000). C’est intéressant que l’étude propose comme point de départ deux phrases (une d’Abdelkader Djemaï, « Je me suis endormi en rêvant d’un jardin secret où il n’y avait pas de racines, rien que des branches, et pourtant ça poussait sans problème » – La dernière nuit de l’Émir et une autre d’Amin Maalouf, « De la disparition du passé, on se console, finalement, c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas » – Les désorientés) qui sont les coordonnées subliminales de la démarche critique de l’auteure. Ainsi, « tout le texte de Farès Khalfallah, à travers la parole émanant du « je » du narrateur-personnage qui regarde constamment le monde de deux lieux différents, la France et la Tunisie, plus précisément Paris et un petit village proche de Tunis, place celui-ci devant un dilemme, celui de ne pas pouvoir choisir parce que n’appartenant pas entièrement ni à l’un ni à l’autre » (p. 47). C’est la création d’un tiers espace qui aide le personnage à surmonter la dualité identitaire, en lui permettant de s’accepter tel qu’il est (p. 62).

L’étude critique de Murielle Lucie Clément porte sur le roman de Mokhtar Sahnoun, Tsunami (2001), qui consiste en quatorze chapitres « au cours desquels un narrateur se souvient des instants marquants ou anodins de sa vie » (Clément : 65) et ce qu’importe c’est la perception du conteur, parce que « le narrateur qui reprend le style de la tradition orale avec les phrases qui terminent un épisode, répétées au début de l’épisode suivant » (ibidem). L’auteure nous propose de voir dans le roman de l’écrivain Tunisien « une poétique de l’espace en ekphrasis » ; c’est pour cela que la quête de soi, « introspective et prospective, mémoire individuelle et collective simultanément » (p. 66) montre des contrastes très forts et seul l’espace « occupe une place proéminente et délimite les différentes expériences du narrateur » (p. 67). Également, un moment essentiel de l’espace ekhprasique chez Sahnoun est la lecture : « en effet, le narrateur enfant, toujours attiré par le pictural, lit des bandes dessinées, ce que le lecteur peut déduire de l’ephkrasis des images » (p. 78).

L’article de Rim Mouloudj (Université de Blida, Algérie) porte sur L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad. En tous cas, les « Apports et limites de l’approche fragmentaire » visent les stéréotypes et les contraintes sociales exhibées par « une écriture qui manque quelque peu d’originalité » (p. 89).

Lamia Bereksi Maddahi (Université Marne-la-Vallée, France) s’intéresse de l’œuvre de Chedly El Okby, écrivain tunisien qui connait un vif succès avec la publication de son roman Le Bâtonnier (2002), « dont l’intrigue se situe dans les années soixante d’une Tunisie récemment indépendante » (p. 91). Mais l’auteur, « au prétexte d’un récit divertissant placé sous le signe d’un genre populaire dresse un portrait féroce de la Tunisie rongée par la corruption et finalement dominée par les puissances de l’argent » (p. 101).

Dans l’article « Imaginaire et créativité dans le Fou du Roi de Jamel Ghanouchi », Anda Rădulescu (Université de Craiova, Roumanie) expose la thématique et les techniques d’écriture qui particularisent l’œuvre de l’auteur tunisien Jamel Ghanouchi, ingénieur et mathématicien de formation, arrivé par hasard au champ des lettres. « Quoique ses personnages fassent partie du monde des élus, des surdoués, ils sont confrontés aux mêmes problèmes que les gens ordinaires : rivalités, violences, crimes, échecs personnels, déceptions en amour, trahisons etc. L’auteur eut en quelque sorte « humaniser » le génie, le rapprocher du quotidien et du mortel » (p. 105). Ainsi, la « marginalité » devient synonyme avec l’errance ; en outre, l’anormalité tolérée par la norme, la démesure, la passion singulière pour le jeu d’échecs, la pathologie mentale sont bien représentées par « le style alerte, plein de suspense et parfois de drame, avec des touches ironiques » (p. 115).

Wafa Bsais Ourari (Institut supérieur des langues de Tunis, Tunisie) s’occupe du roman La marche de l’incertitude de Yamen Manaï, dans lequel le hasard à son rôle catalytique dans la narration.

Le thème de la féminité est bien exprimée dans les articles de Rim Mouloudj (déjà cité), Bouchra Ben Bella (« Sous les pas des mères de Mounira Chatti ou l’émancipation de la femme tunisienne »), Carla Carlagé (« À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude et marchandisation de l’amour dans Une heure dans la vie d’une femme d’Aïda Hamza »), Sylvie Blum-Reid (« La part du chiffre dans La troisième fille de Salah El Gharbi »).

Une autre particularité de la littérature Tunisienne contemporaine d’expression française semble être l’intérêt pour l’intertextualité (dans les romans de Sonia Chamkhi : Leïla ou la femme de l’aube – 2008, L’homme du Crépuscule – 2013), pour les jeux de style, pour les expérimentes livresques (en ce sens, vois l’article d’Yves Chemla – « Hétérotopie et discordance narrative dans Ouatann d’Azza Filali ») ou pour le dialogue permanent entre la peinture, la théâtralité, la musique et la magie du verbe (Le Sablier de Sofia Guellaty – 2006), les aspects politiques (Le porte-monnaie d’Ali Mansour – 2012). Une autre coordonnée vise la problématique de l’exil intérieur (Iman Bassalah – Hôtel Miranda, 2012).

En fin de compte, l’ouvrage Créativité littéraire en Tunisie – par la diversité d’approches critiques, par l’ampleur et la profondeur des interrogations théoriques sur la problématique de l’identité et de l’altérité, de l’exil, de l’amour etc., par l’attention consacrée au détail significatif et à l’originalité des écritures qui font l’objet de chaque étude – deviendra un repère essentiel dans la bibliographie internationale sur la littérature Tunisienne contemporaine d’expression française.

Najib Redouane (sous la direction de), Créativité littéraire en Tunisie, Paris, L’Harmattan, 2015, 436 pages.

Irina Roxana Georgescu

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