Avant lui, des générations ont résisté à la misère, à la domination et à l’aliénation. Des hommes et des femmes ont défriché le terrain pour se réapproprier l’histoire et préserver la mémoire. Pour Djamel LACEB, travailler en faveur de sa culture et de son identité est presque une raison d’être ; il œuvre sans cesse pour mettre en valeur le patrimoine et l’apport de la civilisation Amazighe pour l’humanité. Avec sa lucidité et son persévérance, il ne se lasse jamais de débattre, parler, échanger, philosopher en kabyle pour l’enrichir, la promouvoir et la transmettre aux autres à travers ses symboles, ses mythes et sa langue venue du fin fond des âges. Ainsi, «Nna Ghni», son roman en Tamazight, a vu le jour !

Il nous a accordé cet entretien pour en parler… 

L’initiative : «Nna Ghni» est le titre de votre dernier ouvrage, qui est votre premier roman édité en Kabyle, qu’évoque-t-il ?

Djamel Laceb : « Nna Ghni » est un hommage à une personne qui a beaucoup compté pour moi, elle participa pour beaucoup dans mon éducation, je trouvais auprès d’elle la sécurité et le réconfort. Elle était vraiment extraordinaire, rebouteuse elle soignait tout le monde. Il lui arrivait de soulager mes maux de tête par simple apposition de sa main ! Généreuse, elle offrait son aide à beaucoup de nécessiteux avec une louable discrétion. Cette femme mourut sans avoir eut d’enfants, je lui ai promis de son vivant que si jamais je devins le père d’une fille je l’appellerais de son prénom. Au de-là de la personne elle-même, c’est un hommage à cette génération d’hommes et de femmes du siècle infernal qui a vu deux guerres mondiales, une guerre d’indépendance, tant de répression et de misères et qui malgré nous ont transmis à nous cet amour pour la langue, pour la poésie, pour l’art et la beauté ; car ne l’oublions pas, c’est grâce à eux que notre culture survécut à la France et à l’invasion culturelle des pays d’orient. Le plus beau est qu’ils ont résisté par le seul pouvoir de la parole, par la seule magie du verbe…

Vous venez justement de remporter le premier prix au concours Assia Djebar édition 2019, section roman en Tamazight avec «Nna Ghni». Un mot sur cette consécration …

Comme diraient certains amis sur la toile : j’adore ! Surtout que c’est Assia Djebar, une femme qui fit de la condition de la femme un sacerdoce. J’ai dit à un ami qui me posa la même question que ce n’est que Nna Ghni soit reconnue par les femmes de « loin de Médine » puisque elle fut un butin comme toutes ces résistantes sublimes depuis Shajah jusqu’à Katia Ben Gana ! Assia Djebbar qui parlait si bien de la fameuse « Tunique de Nessus » qu’elle assimila poétiquement à cette aliénation contemporaine qui nous laisse dire nos joies et nos peines, nos rêves et nos folies en enrichissant la culture de l’autre, les cultures des autres ! Le Prix vient à point nommé pour jeter cette Tunique culturophage…

Revenant à votre roman «Nna Ghni», pourquoi le choix d’un personnage de votre entourage immédiat autour duquel vous l’avez structuré tout en ajoutant un peu de fiction aux faits réels ?

Cela fait partie des nombreuses facéties de la cervelle humaine qui s’en va chercher des accointances des plus improbables… c’est voulu un peu, tout n’est pas inconscient ! Ainsi, le décalage entre cette vieille femme villageoise qui est placée en plein dans une histoire de science fiction n’est pas fortuit ! Une fois la curiosité du lecteur suscitée, on peut l’entrainer sur des terrains nouveaux, du moins dans la jeune littérature Amazighe. Nna Ghnima était toujours secourable et voilà que son don s’étale jusqu’aux territoires de la littérature que l’on croyait interdits…

Votre livre traite du patrimoine immatériel, de la morale, de la sagesse et des expériences humaines vécues dans la plupart des villages de la Kabylie, dont particulièrement le vôtre. Que pourriez-vous dire de la relation entre la vie de «Nna Ghni» et l’universalité ?

Terence disait : « je suis un homme et tout ce qui est humain ne m’est étranger » c’est aussi une façon, une tentative de nous replacer dans le monde, notre monde, un monde actuel, loin des clichés. Revoir l’appréciation qu’ont beaucoup de nos compatriotes sur ce que furent nos ainés, surtout ceux du XX siècle et pas que puisque beaucoup d’idées sont semé dans le roman pour susciter curiosité et initier des pistes de recherches !

Votre ouvrage écrit en Kabyle renvoie à certains systèmes de penser et à la civilisation humaine. En s’inspirant des classiques de la littérature mondiale, «Nna Ghni» se veut-elle une passerelle, une sorte d’ouverture et un voyage vers l’universalité ?

Je ne sais pas si je suis parvenu à faire cela dans ce roman mais j’avoue que c’est l’un de mes objectifs. On nous a depuis longtemps habitué a déconsidérer nos valeurs et même à les appeler par d’autres noms que la tâche parait impossible. Heureusement que quelques pionniers défrichèrent pour nous le chemin, à l’exemple de Boulifa, Mammeri, Feraoune, Ouary…

Pourquoi est-il si important et primordial, selon vous, de se référer, de s’inspirer et de faire adapter des œuvres universelles en kabyle, comme l’a si bien fait feu Mohia ?

C’est important oui ; mais aujourd’hui, nous avons besoin de traduire nos travaux vers d’autres langues pour affirmer une bonne fois pour toutes que nous sommes d’ici, et quand je dis d’ici je veux parler de la planète terre, car à voir la majorité de ce qui nous est attribué on dirait que nous avons toujours vécu sur une exo-planète. Notre patrimoine et l’apport de la civilisation Amazighe est sciemment occulté quand il n’est pas sujet à la prédation… C’est à nous de le dépoussiérer et de le montrer à nos enfants pour qu’ils en soient fiers. Comment voulez-vous ne pas céder devant la tentation de devenir l’autre, parfois, ou souvent, l’ennemi quand c’est tout un système qui s’évertue à donner de vous une image négative ?

Cela fait quinze ans que Mohia nous a quitté, que pourriez-vous dire sur son œuvre ? Un mot sur Mohia…

Quand on écoute Mohia on ne peut imaginer, une seconde, que la majorité de ses travaux sont, en fait, des adaptations d’œuvres universelles ! Et pourtant c’est le cas… C’est la façon de Mohia de dire que nous pouvons exprimer en Kabyle toute la philosophie du monde et avec l’accent même de nos vieux dans les Tigrawin des villages ! A sa façon, il a réussi à nous reconnecter avec nos valeurs et à entendre ce qui se raconte dans les villages pour comprendre que c’est le même discours partout où l’homo-sapiens réside !

Peut-on plaidoyer et parler aujourd’hui de philosophie Kabyle ? Que doit-on faire pour la reconnaitre et l’admettre enfin en tant que telle ?

Il suffit pour cela de réécouter le Chikh Mohand, de relire avec un autre regard ses maximes pour s’apercevoir de la profondeur de ce géant de la pensée humaine ! Cet homme pouvait résumer toute une théorie dans une simple phrase ! Lhadj Elmokhtar Ait Said, Lounis Ait Manguellet et tant d’autres doivent êtres revus, réexpliqués et présentés à nos élèves comme font les autres de leurs penseurs ! Encore une fois, c’est à nous de donner l’image qu’on veut de nous-mêmes car nous avons assez attendus que les autres le fassent pour nous !

«Au nom de ce qui est écrit !», un passage qui a pris une place centrale dans votre livre. Pourriez-vous développer encore davantage cette sentence ?

Je ne peux hélas qu’essayer de ne pas me perdre moi-même dans cette abyssale question qui a trait à la genèse de l’univers en entier. Effectivement, l’»information» tient un rôle principal dans le roman, qu’elle soit écrite, orale ou d’une autre nature encore nouvelle pour la majorité d’entre nous, y compris moi, pour être appréhendée dans toute son ampleur et toute sa splendeur… Je laisse les lecteurs du roman découvrir de quoi il s’agit ! 

Le passage à l’écriture dans notre société, qui est foncièrement orale, est-il une nécessité aujourd’hui, sachant que son histoire, sa sauvegarde et sa transmission est faite, jusqu’à présent et à travers des siècles, grâce à l’oralité ?

L’oralité a joué son rôle correctement. Elle a gagné sur tous les tableaux devant l’écriture qui a vu toutes les civilisations qui s’y sont adossé disparaitre. Tamazight toujours vigoureuse demeure sans papiers, sans livres, sans arracher de forêts, sans nuire à l’arbre, sans armée et sans prisons. Mais aujourd’hui, une ère nouvelle est devant nous, avec le numérique, le quantique ; il est temps de s’y mettre…

Qu’en est-il de vos projets et travaux futurs ?

Beaucoup de travaux en suspens que les vicissitudes de la vie continuent d’entraver toujours et chaque jour tout en y apportant de l’inspiration !

Un mot pour ceux qui vous suivent…

Il y a quelques années seulement j’étais un total ignorant en tamazight, je me disais que c’était difficile que les néologismes vont tuer ce qui reste, que je ne m’y intéresserais probablement jamais et voilà que aujourd’hui j’écris un roman dans cette langue ! J’y suis arrivé parce que j’ai voulu y arriver en choisissant les bonnes fréquentations que sont mes amis de toujours, servants lecteurs, correcteurs, débateurs, philosophes en Kabyle et véritables défenseurs de notre culture, amoureux de l’art et qui a force de les fréquenter ont fini par me contaminer avec cette géniale maladie de l’amour de Tamazight ! 

Propos recueillis par Hamza Sahoui

 

BIO EXPRESS :

Djamel LACEB, enseignant de physique au collège, avant d’être nommé inspecteur d’administration de l’éducation nationale. Passionné du cinéma et de la littérature et ouvert sur l’universalité, il a eu le Premier prix scénario au Festival du film d’Agadir en 2009 pour le film «Yir Abrid». Fervent défenseur de la culture amazighe, il sort, en 2018, un plaidoyer pour reconnaître Yennayer comme patrimoine de l’humanité. Chercheur et consultant auprès du Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA) qui lui a confié le projet de traduction du «Sommeil du juste» de Mouloud Mammeri en Tamazight. Journaliste dans la presse écrite, il est l’auteur d’un recueil de chroniques «Escapades en terre amazighe» qui regroupe ses textes publiés dans les médias (quotidiens, revues), paru aux éditions Imtidad. Tout récemment, il publie en sa langue maternelle son roman «Nna Ghni» (Imtidad 2019), premier prix du concours Assia Djebar du roman amazigh (5e édition 2019).

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