Suzanne Taffot – Crédit photo- André Chevrier

Pour Suzanne Taffot, vivre dans l’harmonie tout en pratiquant deux professions, c’est bel et bien possible. Tout est une question d’équilibre, car quand c’est la passion et la Foi qui nous guident, on ne peut qu’exceller dans les deux domaines. Respirer à pleins poumons et prendre du plaisir à assumer ces deux rôles, madame Taffot y trouve même un moyen de révolte, un moyen de répandre le bien autour de soi. Tantôt en pleine audience à défendre les droits de ses clients, et tantôt à briller sur la scène, Suzanne Taffot assume pleinement cette double destinée qui fait d’elle aujourd’hui une étoile montante et un défenseur acharné des droits des personnes. Un monde où l’impossible ne peut exister, où la différence est acceptée, où il suffit juste d’être soi-même. Une vie d’artiste parsemée de plaisir et de partage, certes, mais une vie engagée par le désir de vaincre l’injustice, une lutte pour les égalités des chances.

« Ce n’est pas extraordinaire d’avoir une carrière et en même temps de chanter, la plupart des chanteurs ont un second métier »

« Grâce à mon travail d’avocate, j’arrive à faire de la place pour le métier de chanteuse »

« Le chant me permet d’être moi-même et de toucher le plus de monde possible »

« Leïla Chalfoun est une femme passionnée par ses artistes, elle a été une des premières personnes à croire en moi. À Montréal, c’est à ma connaissance, pratiquement la seule qui a fait travailler ses artistes pendant la pandémie »

« En droit comme en chant, je me sens investie d’une mission par rapport aux personnes défavorisées et issues de la diversité »

Arrivez-vous à trouver le bon équilibre entre votre travail d’avocate et celui de Soprano ?

J’ai pris une forte décision en 2016, celle de démissionner de mon poste de salarié pour me mettre à mon propre compte. Et vu l’importance d’avoir cette carrière en chant, c’est donc pour me permettre d’avoir de la latitude. Ça me permet si j’ai des dates d’audience par exemple, dépendamment des dates de concert, de les décaler ou de trouver une autre personne de mon équipe pour le faire. Une attitude qui me permet de jongler entre les deux fonctions. Mais pour ça, je n’y arrive pas toute seule, j’ai une équipe derrière moi qui m’aide.

Durant cette pandémie, le fait que je n’ai pas une si grande charge de travail en chant me permet de pratiquer mon métier d’avocate. Cela aurait été différent si j’avais tellement de contrats. Au final, j’ai parfois l’impression que les gens pensent que c’est complètement extraordinaire d’avoir une carrière et en même temps de chanter, alors que la plupart des chanteurs font ça. La plupart des chanteurs ont un second métier. J’en connais qui sont designers en même temps, j’ai parlé avec beaucoup de jeunes, une qui veut être orthophoniste en même temps que chanteuse, y’en a qui veulent êtres journalistes en même temps que chanteuses, y’en a qui sont caissiers, ce sont des métiers à part entière.

Néanmoins, les deux domaines sont totalement différents. En droit, il faut être ferme et rigoureux alors qu’en chant c’est sélecte, il faut être calme, c’est plus relaxant…

Au final tout est une question d’équilibre et de balance. En droit mon dossier va être très carré, je vais tout mettre en œuvre par exemple pour un demandeur d’asile pour qu’il soit accepté. Alors j’ai un certain pouvoir de contrôle dans la décision qui peut être rendue. Même si je n’ai pas une d’obligation de résultats et que je ne pourrais pas dire à cent pour cent qu’il va être accepté, j’ai quand même une marge de manœuvre dans la décision qui peut être rendue. Tandis qu’en chant, je n’ai pas nécessairement de pouvoir de contrôle sur comment les gens vont percevoir mon chant, comment est-ce qu’ils vont le recevoir, est-ce que ça va être bien, est-ce qu’ils vont parler de ma technique, de mon interprétation, vont-ils aimer ma voix ?

Après, il y a une autre dimension qui est souvent oubliée, c’est qu’en droit comme en chant, l’interprétation est souvent subjective. C’est-à-dire qu’on peut trouver tous les arguments qu’on veut, là je prends le cas du droit familial dans lequel je pratique aussi, je peux trouver des arguments qui vont aller en faveur de mon client, je peux leur donner une interprétation qui sera la mienne, après c’est au juge de décider. En chant c’est la même chose, quand je lis le texte, puis que je vois tout le travail derrière la composition, je lui donne ma vision, mon interprétation. Donc quelque part, le côté subjectif des deux domaines se rejoint. Là où ça se rejoint aussi, c’est qu’il y a des cas dans lesquels je ne peux pas avoir de contrôle dans la décision que le juge va rendre, de la même façon que je n’aurais pas de contrôle sur le sentiment ou la critique qui viendrait par exemple d’un concert que je ferais, je n’ai pas de contrôle là-dessus.

Donc ce sont deux métiers qui se rejoignent, n’est-ce pas ?

Je peux vous dire qu’en chant l’éthique de travail, ça doit être rigoureux, je travaille fort, j’ai plusieurs coachings par semaine, j’ai des leçons de chant encore aujourd’hui avec Adrienne Savoie deux fois par semaine, on se voit par Skype en raison de la pandémie. J’ai des coachings avec Louise-Andrée deux fois par semaine, en plus de ça y’a du travail de lecture de partition, d’analyse de la musique, de lecture du contexte de la création des œuvres, tout ce travail-là qui doit être méticuleux et sa technique qui doit être aussi stricte que possible. Tout ça c’est aussi du travail qui est en arrière de celui du chant qui est nourri par le travail d’avocat et qui fait que je ne peux pas déroger à ce travail technique et méticuleux que je dois faire.

Le plus important c’est que grâce à mon travail de droit, je peux avoir de quoi manger, ça me permet d’avoir un certain recul je dirais, un recul par rapport à la question monétaire ou financière, sans avoir absolument avoir cette épée de Damoclès sur la tête et me dire qu’il faut absolument que mon audition marche, sinon je ne pourrais pas payer mon loyer. Donc grâce à mon autre travail, j’arrive à faire de la place pour le métier de chanteuse, à me vider la tête, et à laisser les soucis financiers de côté, de sorte que si mon audition ne se passe pas bien, j’aurais une autre voie, je pourrais retourner à mon autre travail.

Si vous aviez à choisir entre les deux, quel serait votre choix ?

J’aurais choisi le chant. Même si pour tout vous dire, dans le travail que je fais en tant qu’avocate, je suis beaucoup portée vers les gens, les réfugiés, les personnes vulnérables, les femmes victimes de violence conjugale, je fais beaucoup de social, je suis consciente de l’apport de mon travail dans leur vie, dans leur épanouissement. Et même si je sais que c’est indéniable, et que ça m’amène aussi un sentiment de joie de savoir que j’ai pu contribuer à leur donner un petit sourire, je pense que ce serait le chant. Pour moi, le chant me permet d’être moi-même, de toucher des sphères de moi-même qui étaient inconnus de moi-même, de toucher le plus de monde possible, alors qu’en droit, ce sont des personnes particulières. Disons que la portée de mon travail en droit est peut-être moins répandue que celle en chant, et vu ce que le chant m’apporte personnellement, c’est sûr que c’est le chant que je choisirais, parce que je serais heureuse et épanouie, non pas que je ne le suis pas en droit…

Vous êtes représenté par l’agence LM Opéra et collaborez avec le Festival Opéra de Saint-Eustache, gérés tous les deux par la directrice et Soprano Leïla Mari-Chalfoun. Parlez-nous de cette collaboration et de vos rapports avec Mme Chalfoun…

Les rapports avec Leïla, ma Leïla ! Je vous dirais que c’est une femme passionnée par ses artistes, passionnée par ses « enfants, ses bébés », elle a été une des premières personnes à croire en moi. Vous savez, les mondes artistique et lyrique sont très difficiles parce qu’il y a beaucoup de concurrence, beaucoup de personnes qui sont extrêmement talentueuses, et avoir des agences c’est hyper difficile. Dès le départ, je pense c’était en 2015, Leïla était la première personne à croire en moi, me dire Suzanne, tu es tellement vraie avec ton chant, j’aimerais te représenter, que tu me fasses confiance et qu’on chemine ensemble, et depuis c’est le cas, on chemine ensemble depuis plusieurs années. Et voilà avec le Festival, c’est une de ces agences où on essaie de mettre du pain sur la table, où on booste les artistes, vous savez, quand je regarde à Montréal, à ma connaissance, c’est pratiquement la seule qui a fait travailler ses artistes pendant la pandémie.

En effet, Leïla a innové et a trouvé la formule idéale pour permettre à ses artistes de ne pas rester inactifs…

Exactement, cela a été une réussite tant pour ses partenaires que pour les amateurs de musique, les mélomanes, et pour les personnes seules. Du coup avec ses concerts, on a pu rejoindre le maximum de personnes en ligne, et pour les artistes, ça a permis de continuer à travailler au-delà des considérations financières. La voix ça doit s’entretenir, et en général on l’entretien avec des concerts. Leïla est une artiste et une femme passionnée par ses artistes. Je ne connais pas d’agences qui ont été capables de remuer ciel et terre pendant la pandémie pour faire travailler les artistes. La relation avec elle est extraordinaire, j’ai confiance en elle, et voilà, à travers le Festival aussi de donner sa chance à des artistes. L’année prochaine, je vais chanter le rôle de Mimi, je sais que ça va être une première pour moi au Canada. J’ai vraiment hâte de collaborer avec le directeur Trudel et d’autres collègues qui feront La Bohème avec nous. Avec son Festival, avec l’Agence, on arrive à avoir du pain sur la planche et on arrive à avoir des auditions, c’est grâce à Leïla que j’ai réussi à avoir le maximum d’auditions possibles avec les directeurs d’opéras au Canada.

Vous êtes une artiste issue de la diversité. Ne vous sentez-vous pas comme une ambassadrice de vos origines et de leurs valeurs au Québec et au Canada ? Ne sentez-vous pas que vous avez une mission à accomplir ?

Vous savez, je suis tellement touchée par cette question-là. En janvier, avec plusieurs autres avocates, on lancera le cabinet « HERITT avocats », qui se veut être un cabinet qui va mettre en avant, en tout cas qui va donner la chance à des personnes issues de la diversité, de se former dans ce cabinet-là et qui veillera à mieux défendre les intérêts des personnes vulnérables. Est-ce que je me sens investie d’une mission, oui, un oui fort, tant dans le domaine juridique que dans le domaine de l’opéra. Pourquoi dans le domaine juridique, parce qu’il est difficile pour des personnes issues de la diversité de se trouver des emplois, car ce n’est pas vrai que nous avons une égalité des chances, dépendamment de notre origine, de la connotation de notre nom, de la couleur de notre peau, il ya encore des personnes aujourd’hui qui s’estiment supérieurs intellectuellement parlant. Donc avec toutes ces avocates-là, on aura une vision, une portée qui se veut éducative et représentative et qui se veut être une vitrine pour des personnes qui sont en recherche de stages du barreau, parce que ça passe par un stage pour être avocat.

Maintenant, par rapport au chant, oui je pense qu’on a une mission, et c’est pour ça que j’étais hyper contente justement quand j’ai vu que le concert que j’ai fait en août et en novembre dernier avec le grand maestro Yannick Nézet-Séguin et l’orchestre Métropolitain, quand j’ai vu que la portée de ce concert a été étendue jusqu’au Cameroun. Et que justement il y a eu des personnes du Cameroun qui m’ont écrit, qui m’ont dit alors comment on fait, comment on peut faire pour implanter au Cameroun une école, est-ce que tu peux venir pour donner des cours ? Oui pour moi c’est un travail au-delà de notre petite personne, de savoir que finalement la portée de ce qu’on fait a un impact sur ces personnes-là qui en Afrique ont pour la plupart un talent inouï, mais qui n’ont simplement pas d’infrastructures pour développer en fait leur talent. Ici notre travail est crucial, fondamental, alors oui on est investi d’une mission et on entend bien la relever.

Un message à transmettre à vos fans et admirateurs ?

Il faut toujours retourner aux raisons fondamentales qui nous poussent à effectuer un métier plutôt qu’un autre. Donner du plaisir aux gens, faire du bien, se faire du bien. Si on se raccroche à ça, les intempéries, la Covid, le fait que les concerts sont à distance, que c’est via Internet, nous permettra de passer au travers.

Je dirai aussi d’essayer de ne pas rentrer dans les boîtes préconçues que le monde a façonnées pour nous. De faire ce qui nous définit nous-mêmes, si on a envie d’être à la fois avocate et chanteuse d’opéra, on peut l’être. De se défaire de toutes ces boîtes dans lesquelles on veut forcément nous mettre. Ce n’est pas parce qu’on a deux passions qu’on est moins bon dans une passion versus une autre. Aujourd’hui je peux affirmer que je suis aussi bonne en droit qu’en chant. Maintenant j’arrive à l’affirmer et l’assumer. Avant, je ne voulais pas dire que je faisais du droit quand j’étais dans le milieu du chant, et je ne voulais pas dire que je faisais du chant quand j’étais dans le milieu du droit, vous voyez ? Donc se défaire des boîtes dans lesquelles le monde veut nous mettre et d’être soi-même, intègre.

Propos recueillis par Hamid Si Ahmed

Read previous post:
Entretien avec Suzanne Taffot – Avocate et chanteuse lyrique (Soprano). Une double carrière remarquable

Née en Espagne, Suzanne Taffot a grandi au Cameroun et fait ses études en France avant de s’installer au Québec,...

Close