Un album posthume ? « Algérien à déclarer ! ». C’est Rachid qui le dit, accoudé au comptoir, le poil en broussaille, l’œil vibrant, la voix abrasive. Il est là, on le voit bien. Ce n’est pas parce qu’il prend du repos à Sig, en Algérie, qu’il a déserté. Lui sait que les présumés disparus sont bien vivants : « Est-ce que tu connais l’autre ? », interroge le maître du rock-châabi, qui cite la crème des arts, Johnny Cash, Oum Kalthoum, Andy Warhol dans un titre prémonitoire, Andy Walhoo. Cette chanson arabo-punk-électro avec guitares, balafon et guimbarde a été composée avant l’arrêt du cœur terrien de Rachid, survenu le 12 septembre 2018. « J’étais là auprès de toi hier soir, tu m’as dit viens me voir. Chaque semaine tu me le dis, je t’attends dans mon taudis, y’a une expo Picasso, va le voir. Il faut dire le salaud, il avait un joli miroir, j’ai vu Jean Cocteau qui embrassait Jean Marais », etc., le tout finissant dans un grand rire. Donc, personne n’est parti, nous sommes habités.

Avec une énergie folle, Rachid Taha a conçu aux côtés de Toma Feterman onze titres pour son onzième album solo, se plongeant comme à son habitude dans ses racines. D’abord, le chaâbi algérien, si fin, si complexe. Puis le rock, invasion planétaire de l’après-guerre et sa déclinaison punk, façon The Clash. Enfin, l’électro, la révolution musicale de la fin du 20e siècle, aussi hypnotique que les guembris des Gnawas ou les sonorités transe soufies. Taha est un tout.

Youyous, flûtes, chœurs de femmes, riffs métal : le franco-algérien pourtant affaibli par les effets paralysants d’un syndrome d’Arnold Chiari crée des tourbillons, des déluges, des torrents. Il nous donne à danser Andy Walhoo, mais aussi Like A Dervish, sa « first song in English, je sais que je triche, my English is not so rich ». Notons que jouer avec les mots est irrésistible, english, backich, dervish, merlich… A ce sujet, le trublion du « Coran alternatif » pratiquait le francarabe, dont il avait célébré les maîtres juifs, Lili Boniche, Reinette l’Oranaise, Line Monty autant qu’il s’en était moqué, fredonnant leurs boléros orientaux, Chérie je t’aime, chérie je t’adore ou autre Bambino. Alors, il fallait bien que dans son nouveau disque, auquel il avait travaillé pendant deux ans avant sa mise en terre au cimetière Sidi Benziane, il y ait un français bien brodé au mandole. Ce sera Minouche. « Minouche ma minouche, pourquoi tu te fâches, ne prends pas la mouche, ma jolie peau de vache… Minouche, donne-moi ta bouche ». Balloche garantie, avec paroles travaillées par Jean Fauque, le complice de Bashung, et Erwan Séguillon.

La voix rauque et les mélanges précités ne sauraient donner une juste définition de ce garçon « issu de la diversité » (né près d’Oran, grandi à Sainte-Marie-aux-Mines, en Alsace, Lyonnais d’adoption). Rachid le rebelle a construit des ponts, « présentant du beau monde au monde », chantant Douce France de Charles Trenet, en 1986, pour se payer la tête de l’intégration, avec son premier groupe, Carte de séjour, alors que se disloquait la Marche des beurs et que François Mitterrand portait au pinacle la création de SOS-Racisme. En 1998, il fait un tube transgénérationnel dans l’album Diwân, avec une reprise de Ya Rayah, hymne des immigrés algériens composé par l’idole du chaâbi, Dahmane El-Harrachi (1925-1980). Tout au long de ces années d’expérience, qui sont celles de l’essor du raï oranais que Rachid pratique à l’ancienne, sur les traces de la grande Cheikha Rimitti, il travaille avec Steve Hillage, rencontré en 1984. L’ex-guitariste de Gong, est un féru de rythmiques électroniques en boucle, et dès 1997, il insuffle son énergie dans le « canal rachidien » pour Voilà, voilà, titre anti-FN, anti-xénophobe, que Rachid Taha ne cessera jamais de chanter.

Et voici que depuis cet au-delà des sens, Rachid Taha nous parle, nous bouscule, en arabe, en français, en franglish, et même en espagnol par la voix limpide de la jeune Flèche Love (Amina Cadelli, née à Genève d’une mère algérienne), qu’il avait découverte sur YouTube après avoir été enfin initié à la tablette numérique. L’artiste OVNI, tatouée et ésotérique, l’accompagne dans Wahdi, un titre au rythme gnawa, sur lequel s’ajoute une trompette mexicaine à la Ennio Morricone.

L’album a été réalisé et co-écrit par Toma Feterman, fondateur de La Caravane Passe, groupe qui mixe le rap, le jazz manouche, la fanfare balkanique, le rock alternatif et l’électro. Bref un surdoué multi-instrumentiste. Toma et Rachid fréquentent les mêmes bars, les mêmes clubs, tendance Paris Nord, la Bellevilloise, le Cabaret Sauvage, et se laissent embarquer par leur ami Rémy Kolpa Kopoul, de Radio Nova, dont le décès en 2015 laisse Rachid orphelin. Toma lui propose alors de chanter une chanson qu’il vient de composer, Baba, pour Canis Carmina, le futur album de son groupe. En une nuit, les deux compères enregistrent une douzaine de titres. « J’ai gardé des voix de cette première séance, dit Toma, sans jamais essayer de lui faire rechanter, car il n’y avait rien à changer ». Ils improvisent, et c’est le début d’une aventure profuse, de nuitées festives chez Toma, chez Rachid ou en studio. Des heures de création, de surprises, partagées avec son fils Lyes, son ami Toufik, son joueur de mandole Hakim Hamadouche, ou encore son ancien clavier Yves Fredj Aouizerate, qui fut son dernier manager.

C’est un club, une famille, une appartenance, un voyage. L’aventure passa même par des studios à Bamako, parce que, africain, Rachid l’était, né dans un pays frontalier du Mali, l’empire musical mandingue. Je suis africain, le titre qui donne son nom à l’album, est un hymne aux sonorités du grand continent, guitares soukouss tricotées, orchestre arabo-andalou, violons moyen-orientaux, balafon et tambours d’aisselle. « Je suis africain, de Paris à Bamako, de New York au Congo » : le farceur magnifique s’amuse avec chic, prend l’accent d’une Afrique « fantasmagorique », cite Marley et Malcom X, Kateb Yacine, Franz Fanon, Patrice Lumumba, Angela Davis, tous « africains ».

Source : naïve

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