La femme semble, de tout temps, avoir été l’objet le plus indispensable des textes littéraires. Avec leur beauté, elles ont orné la littérature turque et mondiale. L’amour a toujours touché les lecteurs grâce aux voix des Medjnoun, des Ferhat et des Roméo. En revanche, les Leyla, les Asli et les Juliette n’ont, elles, pas réussi à devenir les sujets de leur histoire d’amour ni à se faire les interprètes de la voix de l’amour auprès des lecteurs. Les personnages féminins ont l’air satisfaits de cette situation et semblent attendre que des chefs-d’œuvre soient écrits pour elles. De plus, dans les textes littéraires d’hier comme dans ceux d’aujourd’hui, la définition de l’idéal de beauté auquel les femmes doivent répondre ne s’est pas fait attendre. La femme est entrée volontairement ou involontairement dans cette définition. Dans ce contexte, les belles femmes et les femmes handicapées n’ont jamais été pensées ensemble. Surtout qu’une femme handicapée ne mérite presque jamais de connaître l’amour dans la littérature. Nous pouvons dire que le premier obstacle auquel elle se heurte est d’abord la définition de la beauté telle qu’elle est fixée par la société dans laquelle elle vit.

Cependant, cette situation fait penser à la question suivante : « La littérature n’est-elle pas pour tout le monde ? Dans cette perspective, l’approche des auteurs vis-à-vis des personnes handicapées suscite des questions. Pourtant dans la littérature mondiale, la situation est presqu’identique. Dans une étude réalisée par des chercheurs français sur la littérature de jeunesse, il y a très peu de caractères présentant des handicaps physiologiques ou psychologiques graves, et les handicapés disent qu’ils ne sont jamais les héros des meilleures histoires. Selon eux, seuls les caractères légèrement handicapés sont présents dans les œuvres et ceux-ci apparaissent comme des caractères ridiculisés »[1].

Il devrait y avoir plusieurs raisons pour lesquelles nous pouvons difficilement voir, dans les œuvres littéraires, un personnage féminin handicapé dont un autre personnage tombe amoureux. C’est pour cette raison que, dans notre article, nous traiterons d’un écrivain turc, Sabahattin Ali qui est allé au-delà de la perception propre à la société traditionnelle et que nous aborderons son histoire en nous interrogeant sur les causes de la constatation faite ci-dessus. Avant de passer à l’analyse de l’une de ses nouvelles, parcourons rapidement la vie de Sabahattin Ali.

Qui est Sabahattin Ali (1907-1948) ? 

Sabahattin Ali, grand écrivain de la littérature turque, est né le 25 février 1907 dans le district d’Eğridere, lui-même dépendant de la ville de Gümülcine (l’actuelle Komotini en Grèce). Il a connu les deux guerres mondiales. C’est durant la période qui sépare ces deux guerres qu’il a écrit ses œuvres. Cela signifie aussi qu’il a vécu à la fois l’effondrement de l’Empire ottoman, le moment où cet empire n’est plus que ruines, mais aussi l’enthousiasme de la période républicaine. Nous avons peu à peu découvert, au cours de nos recherches, que les problèmes particuliers liés à cette période historique avaient eu une influence négative sur sa vie privée.

Son métier d’enseignant, mais aussi le fait qu’il ait été nommé à des postes situés dans différentes régions d’Anatolie, lui ont permis d’entrer en contact avec de nombreuses franges de la population turque et de la décrire fidèlement dans ses œuvres. 

C’est de cette manière que Sabahattin Ali va réussir à développer le roman turc. Aujourd’hui, les littératures allemande et russe s’intéressent beaucoup à ses œuvres[2]. Selon le Professeur Horst, plusieurs nouvelles de l’écrivain ont attiré l’attention de différents traducteurs. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, les moyens de communication étant pratiquement inexistants, plusieurs traducteurs ont traduit certaines de ses nouvelles sans être au courant de l’existence d’autres traductions. Ce fut le cas de Kağnı (qui fut traduite à la fois par O. Spies, par H. W. Brands et par Melzig) ou de Hanende Melek (elle aussi, traduite par H. W. Brands et par Melzig). Pendant ces années où il y avait pénurie de papier, ces traducteurs ne pouvaient pas concevoir que les textes de Sabahattin Ali aient déjà attiré d’autres collègues faisant cependant partie de leur entourage. 

Le 4 septembre 1930, il est donc affecté à l’école secondaire d’Aydın en tant qu’enseignant d’allemand. Cependant, en 1931, il fait l’objet d’une dénonciation pour propagande communiste et pour « propagande destructrice ». Le ministère de l’Éducation nationale ouvre une enquête et il est emprisonné pendant trois mois. Pour ce gouvernement issu d’un parti unique, tenir des propos communistes relève du crime, conformément à la loi sur la presse.

Le 30 septembre 1931, Sahabattin Ali est nommé à Konya. Selon le journaliste et écrivain Falih Rıfkı Atay, sa nomination à Konya n’est pas due à ses idées communistes mais à ses articles contre Atatürk. C’est grâce à l’homme politique Saffet Arıkan, nommé ministre de l’Éducation nationale en 1935, qu’Atatürk pardonnera Sabahattin Ali[3].

Sabahattin Ali participe encore une fois à une soirée au cours de laquelle il récite le poème burlesque « Les nouvelles du pays » dans lequel il critique Atatürk. Dénoncé par Cemal Kutay et Mehmet Emin Soysal, il est arrêté le 22 décembre 1932. Sabahattin Ali est emprisonné pendant quatre mois à Konya.

À partir du 13 octobre 1923, Sabahattin Ali résidera à Ankara, la capitale du jeune Etat turc, où il passera la plus grande partie de sa vie. En effet, dès sa sortie de la prison de Sinop, Sabahattin Ali se rend à Ankara et demande au ministère de l’Éducation nationale sa réintégration. Lorsque le ministre de l’époque, Hikmet Bayur, lui demande de prouver qu’il a abandonné ses anciennes idées, il écrit le poème Benim Aşkım (Mon amour) qui sera publié le 15 janvier 1934 dans la revue Varlık. Dans ce poème, il essaye de montrer son attachement à Atatürk.

Le 9 novembre 1936, Kuyucaklı Yusuf (Youssouf le taciturne) est publié en épisodes dans le journal Tan, puis en 1937, en version intégrale par Yeni Kitapçı[4]. La même année, le Conseil des ministres ferme le journal Tan pour une durée de dix jours, car des articles sur la modification de la Constitution y avaient été imprimés. On peut dire que la publication du roman Kuyucaklı Yusuf opère un vrai changement dans la littérature turque. Ce roman est également saisi par la police le 14 juillet 1937[5], car il serait contre la vie familiale et le service militaire. Une plainte est déposée à ce sujet contre Sabahattin Ali.

Le 3 décembre 1938, il commence à enseigner le turc à l’École des professeurs de musique. Le 10 décembre 1938, il est nommé au Conservatoire national d’Ankara où il enseigne l’allemand, fait des traductions et monte des pièces de théâtre.

Les tentatives démocratiques multipartites qui ont lieu en Turquie de 1945-1948 attirent l’attention de Sabahattin Ali qui se montre de plus en plus agressif dans ses écrits. Or, un tel comportement ne peut que préparer sa mort. Pendant cette période, tous les écrivains qui s’opposent au gouvernement vont connaître des difficultés comparables à celles que connaît Sabahattin Ali. Bientôt, il perd son travail à cause des articles qu’il écrit. Cependant, pour continuer à dire la vérité, il devient journaliste et rédige alors des articles qui sont d’une extrême virulence.

En effet, suite à la décision de faire du journalisme, le style d’écriture de Sabahattin Ali va évoluer. Ce sont les évènements politiques turcs qui provoquent ce changement de style d’écriture : de réaliste qu’il était, grâce au populisme, il évolue et devient polémique.

En dépit des difficultés rencontrées dans l’exercice du métier de journaliste pendant la période de la loi martiale, Sabahattin Ali et ses amis résistent, car ils tiennent à la liberté de la presse. Toutefois, certains journalistes ne seront pas assez forts pour résister. Le 5 février 1948, Sabahattin Ali envoie son dernier article « Asıl Büyük Tehlike Bugünkü Ehliyetsiz İktidarın Devamıdır » (Le vrai danger est la continuité de cet incapable pouvoir d’aujourd’hui) au journal Zincirli Hürriyet (La liberté enchaînée). Avec cet article, l’écrivain décrit en détails la situation politique et sociale du pays à cette époque. Il réussit même à montrer le vrai visage du gouvernement. Mais les conséquences de cette activité de journaliste ne se font pas attendre : Sabahattin Ali subit beaucoup de pressions. Pendant la période du parti unique, ses écrits ne sont publiés nulle part. Il n’a pas de travail. Et après l’article publié dans Zincirli Hürriyet, il décide de quitter le pays. Le cadavre de Sabahattin Ali est retrouvé le 16 juin non loin du village de Sazara.

Les circonstances de la mort de l’écrivain sont toujours suspectes. Sa fille Filiz Ali continue de mener une lutte pour qu’elle soit élucidée. En 1965, dix-sept ans après sa mort, toutes ses œuvres ont été rééditées. Depuis cette date, il n’a jamais cessé d’être lu avec un grand intérêt. Ceci donne raison à ses amis et aux critiques littéraires qui trouvaient que ses œuvres méritaient leur place parmi les classiques mondiaux. Aujourd’hui, Sabahattin Ali est mondialement reconnu. Ses livres sont toujours traduits en langues étrangères, joués au cinéma et joués au théâtre.

Sabahattin Ali, celui qui est aujourd’hui considéré comme le créateur du genre littéraire de la nouvelle en Turquie, a été assassiné en 1948. Les autorités de la République n’ont jamais fourni la moindre explication à quiconque, pas même à un membre de sa famille, sur les raisons de son assassinat.

Les éléments tels que la masculinité hégémonique, le viol, le harcèlement, le patriarcat et la violence comme des notions du genre occupent malheureusement une place importante dans notre vie. C’est pour cette raison qu’après un long silence en Turquie, les livres de Sabahattin Ali ont commencé à être publiés après 1965. Selon les informations données par la maison d’édition Yapı Kredi Yayınları, la première publication de son roman Kürk Mantolu Madonna après cette interdiction date de 1998. Fin juillet 2017, 85ème édition était sortie et la maison d’édition a vendu 1 625 922 exemplaires du roman. La première pubication de Kuyucaklı Yusuf après cette interdiction date de 1999. Vers la fin juillet 2017, la 75ème édition était sortie et 789 499 exemplaires ont été vendus[6]. Ainsi Sabahattin Ali est encore vivant en Turquie. 

Découvrons à présent un exemple de texte littéraire : Le moulin (Değirmen) (1929) de Sabahattin Ali

Le moulin est une nouvelle qui raconte l’amour d’un jeune gitan pour une paysanne. La troupe dont fait partie ce jeune homme, nommé Atmaca et connu pour être musclé, a migré vers Edremit. Sa tente se trouve non loin du moulin de la paysanne. La troupe se réunit tous les soirs sur la place du moulin et montre des spectacles. Assis sous le platane pendant ces soirées, le meunier et sa fille les regardent. Voici comment la fille du meunier est décrite dans la nouvelle :

« Mon ami, cette pauvre fille était handicapée. Quand elle était petite, son bras droit avait été coupé entre les roues du moulin… Ceci la rendait différente des autres. »[7]

Le narrateur rajoute ceci au sujet de cette fille :

« Tu imagines ce que veut dire une belle fille qui na qu’un bras ? Elle ne pouvait pas se baigner avec les filles qui étaient dans la partie supérieure de la vallée. Elle était obligée de cacher toujours son corps et son handicap. »[8]

Et comme nous le voyons dans la nouvelle, la paysanne avait accepté cette description.

« … Elle savait qu’elle navait pas le droit de faire les nombreuses choses que les autres personnes faisaient et elle ne voulait rien. »[9]

Atmaca était amoureux de cette fille. Il existe un passage où le chef des forains dit ce qu’il pense de cet amour :

« Cet oiseau qui ne regardait même pas les paons et les tragopans était devenu la proie dune bécasse aux ailes cassées. »[10]

Cet amour est une tragédie pour le chef des forains.

« Mon Dieu, je me suis rendu compte trop tardivement de cette affaire. »[11]

En réalité, personne ne peut accepter cet amour. Atmaca raconte son amour au chef des forains et rajoute :

« … Moi qui ne me suis jamais retourné pour regarder les dames qui étaient les propriétaires dhôtel qui faisaient travailler leurs domestiques, les chefs de village puissants venaient me dire Ma fille est tombée malade à cause de lamour quelle a pour toi. Je peux oublier que tu es Gitan et taccepter comme mon enfant. Mais viens. Viens sauver ma fille. Ils me priaient ainsi. Mais jai continué mon chemin sans leur répondre. Et maintenant, jaime une fille qui na quun seul bras. »[12]

Il dit ceci à la fille qui a du mal à s’accepter soi-même avec ses défauts :

« Je lui ai expliqué comment je laimais : Tu me donnes ton cœur au lieu de ton braslui ai-je dit. Un cœur est-il beaucoup moins important quun bras ? »[13] Il n’y a que l’amour pour lui[14].

La paysanne veut cet amour, mais elle ne lui donne pas la chance d’exister en dépit de ces paroles. Après cela, Atmaca organise une soirée et fait le sacrifice d’un de ses bras dans les rouages du moulin en l’honneur de la fille qui était vue comme un problème par tout le monde. Ainsi, il devient l’égal de la paysanne. Plus rien ne fait obstacle à leur amour.

Pourquoi Sabahattin Ali met-il en avant cette belle paysanne handicapée ?

Les personnages de la nouvelle de Sabahattin Ali illustrent bien les explications que nous avons données ci-dessus.

Dans cette nouvelle, le jeune homme appelé Atmaca ne fait pas partie du groupe des hommes traditionnels acceptés par la société. En effet, s’il est amoureux d’une paysanne qui a perdu son bras à la suite d’un accident dans un moulin, cela signifie que cet amour défie les préjugés. Dans une société patriarcale, la beauté et la « féminité » ne doivent souffrir aucun défaut. C’est pour cette raison que la paysanne ne mérite ni Atmaca ni les autres hommes. C’est ce que la société pense. Dans la nouvelle, le statut d’objet qui est celui de la femme va de pair avec une absence de défauts.

Par conséquent, la paysanne n’est pas considérée digne, ni d’Atmaca, ni des autres hommes. La femme est donc bien présentée dans cette histoire comme un objet.

La notion de la masculinité hégémonique est développée à travers le regard de la femme et de l’homme traditionnels. Atmaca est en dehors de cette masculinité. La notion de honte inventée par la société a toujours été considérée dans la nouvelle comme un défaut pour la femme. Elle a été régulièrement questionnée de manière détaillée. Le rôle de la femme a ainsi pris sa place dans la description faite par la société. C’est une situation qui peut être acceptée par tous sauf par Atmaca. À travers Atmaca, l’écrivain a brisé les stéréotypes de féminité et a sorti la masculinité des perceptions habituelles. En aimant cette paysanne, Atmaca a ainsi détruit le regard traditionnel d’une société qui ne tolère pas le moindre défaut.

Nous pouvons parler dans cette nouvelle de double morale sexuelle. Si l’homme avait été frappé de handicap, il n’aurait pas été exclu de la société comme cela a été le cas pour la paysanne. De plus, si cet homme handicapé avait eu de l’argent, il aurait pu posséder toutes les femmes qu’il désirait. Dans cette nouvelle où la beauté externe va de pair avec la féminité, la femme est montrée comme un véritable objet dont les désirs et la sexualité ne sont pas acceptés par une société caractérisée par une double morale sexuelle.

À nos yeux, en mettant en scène une femme handicapée, Sabahattin Ali, qui a vécu entre 1907 et 1948, a voulu transmettre un message à la société. Ayant constaté à de nombreuses reprises les combats livrés par les femmes pour obtenir le statut de « sujet », il a rédigé une nouvelle dans laquelle il a montré d’une part qu’une femme handicapée – fait rarissime dans la littérature turque de l’époque – méritait d’être aimée et d’autre part qu’il était possible de lutter pour son amour. Il n’a donc pas permis à la société qu’elle continue à entraver la liberté d’une femme par le biais de différents stéréotypes.

Je pense que le monde a besoin de ce genre d’écrivains.

Rahime Sarıçelik[15]

 

[1] BRAUNER A, BRAUNER F, L’enfant déerel. Histoire des autismes depuis les contes de fées, Fictions littéraires et réalités cliniques, Toulouse, Privat, 1986, p.78.

[2] şeref Muvaffak, « Yaşadığımız Dönem ve Sabahattin Ali » (Notre époque et Sabahattin Ali) in Filiz ali, Atilla özkirimli et Sevengül sönmez (éds.), Sabahattin Ali, Anılar, İncelemeler, Eleştiriler (Sabahattin Ali : souvenirs, analyses, critiques, İstanbul : Yapı Kredi Yayınları, 2014, p. 106.

[3] tatarli İbrahim, mollof Riza, op. cit., p. 166.

[4] sönmez Sevengül, A’dan Z’ye Sabahattin Ali (Sabahattin Ali de A à Z), op. cit., p. 324.

[5] Ibid., p. 325.

[6] http://www.neokuyorum.org/kurk-mantolu-madonna-kac-adet-satti/ (01 .08.2018)

[7] ali Sabahattin, Değirmen (Le moulin), İstanbul : Yapı Kredi Yayınları, 2014, p. 17.

[8] Ibid., p. 17.

[9] Ibid., p. 18.

[10] Ibid., p. 18.

[11] Ibid., p. 18.

[12] Ibid., p. 19.

[13] Ibid., p. 19.

[14] Ibid., p. 20.

[15] Elle est lectrice au Département des Etudes turques de Université de Strasbourg.

By Rahime Sarıçelik

Rahime Sarıçelik est lectrice au Département des Etudes turques de Université de Strasbourg

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