Quatrième ouvrage de Najib Redouane dont le parcours romanesque s’affirme tout autant que ses productions critiques sur la littérature maghrébine, L’Envers du Destin1 conduit le lecteur du Maroc des années soixante à la France de nos jours. Mimouna confie à un interlocuteur attentif ses tourments parce qu’il se donne pour mission de retracer par des mots, sa longue descente aux enfers (377). De facto, le texte ne comporte pas la mention « roman », justifiant ainsi l’authenticité des événements vécus et des sentiments éprouvés par une femme dont le récit s’apparente à une autoanalyse que la dédicace à une célèbre psychiatre, Rita El-Khayyat, laisse deviner.

Son parcours s’ouvre sur la lumière de l’enfance et de l’adolescence insouciantes au sein d’un quartier aisé à Fès, dans un Maroc de tolérance, jusqu’au moment où elle croise le regard du musulman Mohand qui lui révèle l’inconcevable du mariage mixte. Plus tard, l’arrachement au pays bien aimé, les souffrances en « Terre promise », les horreurs vécues, les humiliations diverses, vont la conduire jusqu’aux tréfonds du Mal. L’échec de son mariage arrangé, les rencontres féminines, masculines qui vont jalonner sa vie, donnent la mesure de la perversité qui la possède, effet d’une destruction de la personnalité dus aux viols répétés dont elle a été victime peu de temps après son arrivée en Israël par « un jeune homme blond, au visage angélique » (77) qui sera son tortionnaire.

Pas même la maternité n’aura de pouvoir consolateur, car sa fuite du foyer lui a fait perdre ses droits, sans qu’elle en éprouve profondément un regret : « Un jour après le travail, j’avais décidé de passer voir mes enfants » (171). Victime de sa beauté, elle en fera une arme, s’appliquant avec rage à poursuivre sa déchéance en détruisant ceux qui croisent son chemin (« victime à l’âme noire, sans cœur, au corps ravagé, impitoyable et dure qui sera double : dominée et dominatrice », 187), sans pour autant que le visage de Mohand ne quitte sa pensée.

Aucune purification n’est possible, malgré les longs séjours sous l’eau de la douche qui semblent une profanation du mikvé, ce bain juif rituel. Rien ne parviendra à la reconstruire et les jours passés sous la coupe de son bourreau laisseront des traces indélébiles en dépit des aides apportées : « Madame Hassoun me conseillait de laisser partir la culpabilité et la honte. […] la détresse dans laquelle j’étais plongée faisait de moi un être fragile et souffrant. […] je n’étais pas vraiment guérie mais il fallait me faire sortir. » (84-85). Les médications elles-mêmes n’y changeront rien : « Je visitais plusieurs docteurs et il m’arrivait de prendre jusqu’à quinze comprimés » (235). Le lecteur devient le témoin d’une souffrance : celle que la lucidité de sa pathologie fait endurer à un être témoin impuissant de ses délires, des dérives que son double exécute.

La destruction d’une âme est certes au centre de ce récit, mais l’intime cède souvent le pas à l’historique qui est à l’origine de la chute, faisant de toute une famille harmonieuse et heureuse des exilés, devenant la cible innocente de la violence politique et de la crispation religieuse. De nombreuses pages sont consacrées aux us et coutumes de la communauté juive séfarade dans la société musulmane. Le nom même de la protagoniste est un indice : Mimouna, comme l’indique le glossaire que l’auteur a pris soin de donner en fin du volume, est une fête juive particulièrement présente au Maroc (385). Par ailleurs, en rassemblant le vocabulaire arabe et juif dans un document éclairant pour le lecteur néophyte, la cohabitation des mots laisse entendre un autre voisinage, celui des hommes du livre, différents, certes, mais se côtoyant avec aménité.

Le rêve d’une prolongation des heures d’Al-Andalus se brise au moment où la situation internationale au Moyen-Orient répand son poison dans le monde musulman. Les conséquences de la guerre du Kippour (32) sont perçues par Mimouna comme « une force maléfique qui avait réussi à détériorer les bonnes relations d’entente et de fraternité qui existaient entre nos deux communautés » (21) ; elles entraînent une à une les décisions de quitter le Maroc pour se rendre en Israël, en laissant derrière soi des siècles de présence.

La légitimité de l’installation des juifs à Fès se décline dans les paroles de l’oncle Elias qui souhaite ancrer dans la mémoire de la jeune génération les liens qui les unissent à Fès et, plus largement au royaume marocain. Après avoir retracé toutes les étapes, les périodes fastes, celles plus complexes, il conclut en soulignant que maintenant, au vu des craintes et des menaces ressenties, « ce retour à la terre de nos ancêtres ne peut être que compréhensible » (61).

Cette décision inquiète le père qui redoute l’accueil que leur réservent les Israéliens, rappelant la scission entre Séfarades et Ashkénazes, les uns le plus souvent bien intégrés depuis des générations dans le bassin méditerranéen, les autres, malmenés dans les pays de l’Est. Il n’hésite pas à dire à ses enfants qu’ils sont « leur pire ennemi » (63) comme s’il prévoyait le malheur qui allait frapper sa fille préférée.

Les craintes exprimées de manière quasi instinctives par le père de Mimouna, laquelle deviendra Rachel en terre hébraïque, relèvent d’une juste observation des Ashkénazes qui ont pris en main le destin d’Israël au nom de la juste compensation des massacres nazis. La Shoah sépare juifs méditerranéens et juifs d’Europe centrale plus sûrement que leurs écarts culturels des siècles, passés dans la relative paix du mellah pour les uns, et l’ostracisme des shtetls russes ou polonais, pour les autres. Considérés comme trop proches des musulmans, les Séfarades sont perçus comme des « Arabes juifs » et donc teintés d’une impureté qu’ils doivent se faire pardonner par leur soumission.

Ainsi, ce récit d’une vie tragique prend-il des accents plus amples en donnant à lire les revers d’un destin qui aurait dû être lumineux si l’Histoire ne s’en était mêlée, si, la religion poussée dans ses excès ne l’avait empêchée de se renaître. En donnant la parole à une femme, l’auteur opère un tournant dans son œuvre, même si le Maroc demeure présent, l’exploration de la psyché tourmentée de la protagoniste, la sensualité, voire l’érotisme, de certains passages marquent une évolution qui semble le conduire vers une littérature libérée de sa propre mémoire.

Bernadette Rey Mimoso-Ruiz

1 Najib Redouane, L’Envers du Destin, Paris, éditions Vérone, 2016, 388 pages.

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